DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Crying Fist (2005)
Seung-wan Ryoo

Dans la sueur et les pleurs

Par Mathieu Li-Goyette
Le drame sportif, diront certains, s'enlise depuis de nombreuses années et son intérêt, s'il est aujourd'hui encore discutable, n'a peut-être jamais été aussi effacé. Des anomalies du domaine de la boxe lui ont donné le titre de « genre » (Battling Butler, Rocky, Raging Bull, etc.), mais aucun opus ne semble s'être pointé depuis en revendiquant l'appartenance à tout un héritage de visages suturés et d'ecchymoses gonflées de sang. Car le film de boxe, d'une autre manière que le film olympique, que le film d'athlétisme, porte en lui une consanguinité avec le film criminel (depuis The Set-Up de Wise, Night and the City de Dassin). Ce sont des oeuvres sur un sport noble, mais néanmoins extrêmement violent et qui, selon le cliché, attirent dans ses sillons des hommes forts et agressifs. Or, la violence prend source dans le crime et cette violence là, mal ménagée, se propage en société. Du moins, c'est l'hypothèse que lancent ces oeuvres tournées sur le ring qui, en rejoignant des enjeux sociaux économiques plutôt que des aspirations au coeur tendre (la majorité des films de basketball en tête de liste), transcendent leur simple capital de belles émotions.

Pour Ryoo Seung-wan, la boxe est une métaphore du virus de la violence, de son cinéma axé sur la manière dont les « bons » deviennent violents et réutilisent cette pulsion à l'égard de leurs semblables. Dans Crying Fist, oeuvre qui l'a fait connaître de par le monde, le jeune cinéaste met en scène le vétéran Gang Tae-shik, ancien médaillé d'argent des jeux d'Asie de 1990 (incarné par Choi Min-sik, plus connu comme le héros tourmenté de Old Boy) et Yoo Sang-hwan, jeune truand des ruelles de Séoul (Ryu Seung-beom, vedette montante en Corée du Sud et jeune frère du cinéaste).

Sans un sou, le plus âgé des deux perd sa femme et voit son fils s'éloigner progressivement. Le père, souvent ivre ou complètement déconnecté du quotidien, fait honte à l'enfant. Son adversaire Yoo a d'autres problèmes. Son père à lui ne le tient guère en haute estime, le voit lorsqu'il doit payer ses cautions de prison plutôt que lors de réunions de famille avec une grand-mère à la santé fébrile et un jeune frère dont l'ambition fait défaut. Yoo devrait être une figure autoritaire, mais étant incapable d'assumer correctement ses responsabilités et sa maturité, il s'enfoncera de plus en plus dans ses magouilles. Comme Gang, il a recours aux prêteurs sur gages pour s'en sortir. Tous deux utilisent des moyens illégaux pour échapper à leur condition jusqu'à ce qu'une réalité plus dure les rattrape. Au final, ils devront l'affronter en s'inscrivant tous deux dans un tournoi de boxe, manière de canaliser une rage dans la gloire d'un sport. Gang veut reconquérir sa renommée d'antan, tout comme le coeur de sa femme et la fierté de son fils. Yoo, lui, veut se remettre sur pied à sa sortie de prison et rendre fier son père récemment décédé de chagrin. Quant à elle, sa grand-mère, devenue paraplégique après l'annonce de cette mort, lui fournira le courage nécessaire pour être « prêt à mourir sur le ring », leitmotiv du film et loi du boxeur.

La grande originalité de Crying Fist, c’est de développer ses protagonistes dans un montage parallèle constant qui durera près de 105 minutes. Sans jamais les faire se croiser, sans jamais les inclure dans le même lieu, Seung-wan expose plutôt deux destins aux motivations différentes et aux particularités distinctes. Histoire de générations et de conflits familiaux, le récit de son film, s'il se laisse parfois divaguer à des scènes grossièrement mélodramatiques, n'est toutefois jamais lent ni dénué d'intérêt. Le cinéma, selon Seung-wan, est une manière de divertir tout en mettant de l'avant les problèmes de la société dont il est issu.

Ses héros peinent à reprendre leur souffle. Toujours recroquevillés, frappés au ventre par un truand, une tristesse ou une mauvaise nuit de sommeil, Gang comme Yoo sont au bord du précipice et s'y agrippent jusqu'à la conclusion où tout rentrera enfin dans l'ordre. Sur le chemin de cette fin heureuse, Seung-wan pousse le spectateur vers le même abyme, empêche ses personnages de trouver refuge dans le Séoul malfamé. Constante du cinéma coréen contemporain, l'idée que nous ne sommes jamais en sécurité et que l'environnement est truffé de dangers pouvant blesser celui qui ne pense qu'à son propre trajet, son propre quotidien mené à travers la jungle urbaine, demeure la plus forte et la plus particulière de leur industrie. C'est-à-dire que le cinéma de genre coréen repose sur une certaine mise en valeur d'un réalisme social particulièrement important où se glissent des personnages tout aussi réalistes; l'attention qu'on leur porte, la mise en scène du détail de son train de vie, en fait un personnage plus grand que nature.

Agrandissement du banal, la technique du réalisateur fonctionne ici à merveille et se démarque de ses contemporains par une maîtrise incroyable du plan-séquence. Lors d'une scène d'entraînement, puis lors d'un round de l'ultime combat, le cinéaste fait vriller sa caméra sur le ring, la fait graviter autour de ses deux protagonistes durant de longues minutes, donnant aux comédiens comme aux spectateurs une impression d'asthme, de perte d'air et d'étouffement. On ne peut sortir du cadre, de son temps et de cet instant où tout semble se jouer pour de bon - le Breathless de Yang Ik-june était d'ailleurs semblable, aussi névrosé, mais plus « sérieux ». La logique de Seung-wan s'y trouve, dans cette spirale sans fin de cascades et de faux coups : un plaisir manifeste à chorégraphier des séquences d'action complexes qui recèlent, dans leur esthétique même, la fonction de leur exécution au sein de la société qui les voit se dérouler. En d'autres mots, c'est dans la manière de tourner la scène qu'elle participe de façon intrinsèque à la construction d'un climat oppressant et d'une critique de la société qui pousse ces deux hommes à s'affronter.

Selon la perspective de Crying Fist, si l'on est boxeur par passion, on ne le devient pas nécessairement par choix, mais bien par nécessité. Recyclage d'une violence, mise en contexte de celle-ci auprès de protagonistes tourmentés, l’oeuvre offre le panorama d'un Séoul dysfonctionnel, d'un ensemble de personnages dont le point en commun est celui du titre, les « crying fists », les « poings qui pleurent »; la belle façon de résumer le cinéma d'action coréen. Des histoires à fleur de peau où les jointures se râpent sur les obstacles, où la sueur se mêle aux pleurs et où le désespoir se confond avec l'héroïsme.
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Critique publiée le 13 juillet 2011.
 
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