J’étais peu familier avec le travail d’Hamaguchi avant l’année dernière, où il nous a offert coup sur coup les excellents Wheel of Fortune and Fantasy (récipiendaire du Grand prix du jury au festival de Berlin) et Drive My Car (vainqueur du Meilleur scénario à Cannes), deux films pétris d’un humanisme exquis, que distillent à merveille les dialogues perceptifs imaginés par l’auteur et les performances entières de ses acteurs. Le trait auctoriel qui distingue pour moi ces œuvres, de même que le monumental Happy Hour (2015), demeure par contre l’art consommé de la narration ou, plus spécifiquement, la mise en abîme de l’acte narratif, intrinsèque à une étude néo-rohmérienne des rapports interpersonnels qui s’apparente simultanément à une alchimie du quotidien et une métaphysique de la mémoire. À ce titre, Drive My Car constitue peut-être le faîte de son œuvre alors que l’auteur s’y réapproprie de façon transcendante et féministe la nouvelle éponyme du romancier Haruki Murakami, dont il étend chacune des trames jusqu’à former une toile parfaite de relations entrecoupées, parallèles et symétriques entre les personnages et les rôles gigognes que ceux-ci interprètent au sein d’un univers qui se déploie à l’instar d’une spirale hypnotique.
Le film débute avec l’image d’une narratrice nue, photographiée à contrejour devant un ciel crépusculaire. Il s’agit d’Oto Kafuku, qui après l’amour, raconte à son mari Yûsuke, un dramaturge respecté, les nouveaux développements du scénario salace qu’elle rédige pour la télévision. Il ne s’agit pas alors de titiller sa douce moitié, mais de l’utiliser comme mémoire auxiliaire, de lui faire remémorer ses idées afin de pallier à un certain embrouillamini matinal. Au-delà de la charge érotique qui caractérise cette scène, on y décèle une triple fonction symbolique, qui consiste à préfigurer le leitmotiv de l’immortalisation mémorielle, propre d’une exploration extrêmement perspicace du souvenir, mais aussi l’emboîtement narratif que représente la mise en scène de la mise en scène qui accapare la majeure partie du récit. La séquence permet surtout au personnage d’Oto (auquel on ne fait qu’allusion dans la nouvelle) de trouver sa propre voix, de faire du « bruit » (oto) et de concourir son pouvoir d’évocation à une économie narrative où l’humanisme découle d’une célébration de la puissance libératrice du récit de soi. Or, c’est la relation qui donne tout son sens à ce type de récit, puisqu’elle est seule à en assurer la survivance, seule aussi à libérer le potentiel thérapeutique de la confession et de l’émancipation dialogique.
Même après sa mort, Oto survit, mais dans une série d’incarnations douces-amères. Elle survit grâce à un artéfact physique (la cassette audio où elle donne la réplique à Yûsuke pour qu’il parfasse son rôle d’Oncle Vania), mais surtout par les souvenirs qu’entretiennent à son propos son mari et son amant, un acteur populaire nommé Koshi Takatsuki. Décédée subitement une semaine après que son époux l’ait surprise subrepticement dans les bras du jeune homme, elle emportera avec elle une parcelle d’information obsédante pour lui. Le matin de son décès, elle confie en effet son désir de lui parler le soir venu. Terrorisé à l’idée de perdre sa dulcinée, Yûsuke retarde son retour à la maison et y retrouve un cadavre inerte, impossible à sauver. Il devient alors submergé par un sentiment de culpabilité et une curiosité dévorante qui l’empêchent de faire son deuil. Ce n’est que deux ans plus tôt qu’il y parviendra, au contact de Koshi, qu’il sera amené à diriger à l’occasion d’une nouvelle mouture de l’Oncle Vania réalisée pour un centre d’arts d’Hiroshima, et de Misaki Watari, une jeune Hokkaïdoise flegmatique engagée pour chauffer sa petite Saab lors de sa résidence d’artiste.
S’il conserve de la nouvelle le concept original du confessionnal automobile et de la liaison révélatrice entre un veuf cocu et l’amant de sa femme, Hamaguchi complexifie énormément à l’écran les rôles et les corrélations entre les personnages imaginés par Murakami, développant entre eux d’impressionnants rapports spéculaires. Son rôle de metteur en scène se dédouble ainsi dans celui de Yûsuke, qui dirige une distribution d’acteurs de théâtre panasiatiques lors de sa résidence à Hiroshima, incluant une jeune Taïwanaise qui s’exprime en mandarin et une Sud-Coréenne sourde-muette qui parle la langue des signes. Il partage aussi avec le réalisateur une perspective omnisciente sur les gestes adultères commis par Koshi, conférant au spectateur à sa suite une posture narratologique fabuleuse où, s’il sait que Koshi a cocufié Yûsuke, il sait surtout que ce dernier est au courant sans que l’autre ne sache qu’il sache. Cela nous permet d’apprécier à fond le processus de correspondance qui s’opère entre les deux hommes, qui en plus de se relayer dans le rôle titulaire de la pièce de Tchékhov, partagent des rôles analogues d’amoureux auprès d’Oto, c’est-à-dire d’hommes qui jalousent un autre homme pour la position favorable qu’il occupe auprès d’une femme. Paradoxalement, c’est en cette qualité que les deux protagonistes s’entraideront le plus, proposant l’un à l’autre un accès privilégié aux morceaux manquants de la mémoire d’Oto, qu’ils s’aident à restituer pour notre plus grand plaisir. La référence à Tchékhov participe également de la « transgression » murakamienne en cela qu’elle constitue un emprunt controversé aux schémas actanciels du théâtre classique occidental, un emprunt payant pour le film qui, sans doute grâce à son internationalisme, récolte quatre nominations aux Oscars.
Le rapport qu’entretient Yûsuke à l’égard de Misaki, cette jeune femme au passé trouble qui possède aujourd’hui l’âge de sa fille décédée, est également porteur d’un immense potentiel cathartique, sous-produit d’un processus complémentaire de substitution filiale. Et bien que ce rapprochement se produise tardivement dans le récit, il est d’autant plus puissant qu’elle est seule à pouvoir libérer le secret de la culpabilité inavouée qui pèse sur les deux personnages et dont le dénouement est essentiel à l’accomplissement d’un deuil simultané, celui d’Oto et de la mère de Misaki, décédée cinq ans plus tôt dans un glissement de terrain. Or, si Yûsuke s’intéresse à la vie de sa chauffeuse, cette dernière s’intéresse en retour à son théâtre, créant ainsi un énième écho entre l’art et la vie, dont la puissance dramatique culmine avec un moment de communion chaleureux lors de la représentation finale d’Oncle Vania (où le protagoniste reprend le rôle principal des mains de Koshi). Le théâtre déborde ici sans cesse dans le réel et vice-versa, de façon à ce que l’art narratif, voire celui de la mise en scène s’apparente toujours au matériau même de la vie, contrairement à la tradition japonaise, où le théâtre est un domaine d’artificialité. À ce titre, notons que c’est souvent par l’intervention prosaïque d’un tiers (une figure « dramaturgique ») que s’opère l’épiphanie des personnages, celle de Misaki par exemple, qui, au contact de l’interprète coréen, réalise le profond respect que lui porte Yûsuke ou celle de ce dernier, qui, au contact de sa chauffeuse, réalise l’intégrité de Koshi.
Il serait futile d’essayer de cerner tout le génie scénaristique d’Hamaguchi dans ces quelques lignes ; Drive My Car est une œuvre qu’il incombe de voir et de revoir pour prendre la mesure de son humanisme exemplaire, dont l’expression réside simultanément dans l’art du récit et son corollaire, l’art de l’écoute. C’est un film dont l’immense complexité interpersonnelle et émotionnelle rappelle toute l’intrication de l’existence terrestre, ses joies, ses peines et tout ce qui se trouve entre les deux, particulièrement cette douce amertume qui caractérise le processus du deuil, de l’écrasant désœuvrement que provoque le rapport initial à la mort d’un proche jusqu’au caractère libérateur de son dénouement au contact de la résilience des vivants.
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