DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Never Rarely Sometimes Always (2020)
Eliza Hittman

Faire peau neuve

Par Maude Trottier

Il ne fait pas de doute que Never Rarely Sometimes Always se hisse au rang des films que l’on pourrait dire importants, d’abord en regard de cette difficile et atermoyante année 2020, mais encore du fait qu’il aborde un sujet, l’avortement, peut-être encore aujourd’hui moins souvent fictionné que documenté. Du rayonnant L’une chante, l’autre pas d’Agnès Varda (1977) jusqu’au dédramatisant Juno de Jason Reitman (2007), on pensera à quelques occurrences dont le sombre 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu (2007), le très léger La femme de mon frère de Monia Chokri (2019) et le classique Une affaire de femme de Chabrol (1988) qui se penche sur l’histoire de la dernière personne à avoir été guillotinée en France pour avoir pratiqué l’avortement, ou encore à l’ombre planante du thème dans le corpus de la Nouvelle Vague. Tendu sur le fil de l’histoire des femmes, mais non moins viscéralement lié à des angoisses primaires et collectivement éprouvées, le droit de ne pas donner la vie, la sensibilité que cela revêt, pourra évoquer l’inconfort que suscite la représentation de la vieillesse. Pensons dès lors à Amour de Haneke (2012) ou Away from Her, de Sarah Poley (2006), deux films remarquables de nuances qui abordent les déchirements de couples en proie à la détérioration du corps. Qu’est-ce que l’épreuve de l’amour alors que l’autre du quotidien n’est plus lui-même ? Qu’est-ce que l’épreuve de l’avortement pour une jeune femme qui n’est pas encore tout à fait elle-même, demande le film d’Hittman ? Avortement et vieillesse semblent en effet entretenir des rapports contigus dans l’exigence existentielle qu’ils posent et dans la physicalité qu’ils interposent à ces mêmes questions, mais peut-être aussi en ce que ce sont des sujets qui ne flattent pas forcément nos attentes cinématographiques, en termes d’imaginaire.

Or, tandis que Trump a fait l’effort d’élire une juge à la Cour suprême réputée pour être « pro-life », Eliza Hittman opère une focalisation interne et plonge dans la vie d’Autumn, jeune américaine revêche de 17 ans qui se découvre enceinte. Forme de contrepoint radical au caractère abstrait de la politique, ce choix, adroit, revendique implicitement la nécessité de donner un cadre de visibilité à l’expérience que vit une jeune femme pour qui la grossesse, à ce point-ci, reviendrait à empêcher la maîtrise de sa propre vie. Encore tout ensauvagée des dépressions de l’adolescence, Autumn semble en effet davantage subir que vivre sa vie de banlieue en Pennsylvanie, entre solitude de l’école, boulot dans un magasin à grande surface et famille où elle se sent manifestement à l’étroit. Sa seule issue à la sensation que l’existence lui tombe dessus est de chanter, comme nous le découvrons lors d’un moment oscillant entre la grâce et le bullying, l’espoir et la honte. Et c’est bien parce qu’Autumn est en proie à des états poisseux qui s’avouent une envie de mourir à chaque instant que son désir de ne pas avoir d’enfants revêt un caractère positivement vital. Elle sait intuitivement ce qui est le mieux pour elle-même et sa force silencieuse s’exprime par le fait qu’elle ne laisse personne, ni même la travailleuse de la clinique locale qui tente de la convaincre qu’avoir un enfant est une chose merveilleuse, contrecarrer sa propre certitude.

Partant d’un elliptique tableau de mœurs américaines, l’on suit alors la protagoniste, s’étant butée aux mesures légales et morales de la Pennsylvanie, lors d’un périple vers une clinique de New York où elle pourra, l’espère-t-on, se faire avorter de façon sécuritaire. Aidée et accompagnée par sa cousine Skylar, personnage d’une solidarité et d’une patience à toute épreuve, Autumn paraît, pour le meilleur et le pire, têtue, obstinée, murée en elle-même, fille de peu de mots, dont la rudesse contraste avec la douceur déliée de sa cousine. Et bien rapidement, l’on saisit que l’étiquette de réalisme social que certains ont accolée au film semble quelque peu plaquée, car tout en s’appuyant certes sur une recherche documentaire évidente, le film joue pleinement de figurabilité, d’exploration psychologique par ricochet, de transferts formels.

Ainsi la simplicité de l’arc narratif, arc-bouté contre le périple sans sommeil dans la grande ville, vient concentrer l’attention sur les relations que les deux filles expérimentent : entre Autumn et sa famille, entre Autumn et Skylar, entre Skylar et Jasper, un jeune homme qui lui témoigne de l’intérêt dans le bus vers New York (Théodore Pellerin !) et entre Autumn et les travailleuses des cliniques médicales. Le poids éthique du sujet de l’avortement, s’il n’est jamais éludé, trouve bellement à se calibrer dans l’écriture extrêmement taillée du scénario dont le titre du film constitue le brillant point de révélation, en un rare sens de l’apex dramatique où la déflagration affective va de pair avec la soudaine mise en compréhension du caractère plein d’épines d’Autumn. Et l’on voit la jeune femme recevoir une attention sociale dont elle n’a guère l’habitude. L’on voit un petit système, à la fois précaire et solide, agir, à l’encontre d’une mentalité incrustée dans un cœur qui cherche à s’en déprendre, l’on voit une violence intériorisée, montrée par le truchement des blocages qu’elle produit.

Et de fait, si Never Rarely Sometimes Always est un film qui concerne tout le monde dans une perspective sociétale, on aura tôt fait de remarquer que ce sont des rapports de solidarité entre femmes qui sont avant tout mis en scène et que les quelques hommes présents incarnent tous, sans exception, une menace sexuelle. Ce choix-ci est de toute évidence celui qui paraît le plus discutable, mais non sans fécondité. Cette personnification du masculin monolithiquement toxique s’échelonne à divers degrés, allant du père d’Autumn dont la mauvaise foi traduit un malaise misogyne jusqu’à la personnalité éclose de Jasper dont la générosité, réelle ou intéressée, son ambiguïté même, réussit alors à nous faire saisir que la subjectivité du jeune homme est muselée du dehors par des schèmes de genre dont il n’a pas forcément conscience. De manière forte, cette incarnation du masculin est scénaristiquement ce qui permet, très précisément, de faire comprendre comment la sexualité se vit chez de jeunes femmes par une imposition qui n’est pas forcément celle des grands salauds, mais plutôt celle des mécanismes de séduction et de l’emprisonnement généré par la famille comme figure par défaut des rapports amoureux. Et ce tour d’écriture est vraiment très habile, puisqu’il permet une dilatation temporelle et l’exploration de facettes d’une grossesse non-désirée : du côté de la famille d’Autumn, l’on voit bien que personne n’est heureux, que le conformisme ternit tout, ce qui exemplifie ce qu’est la vie dans un monde où l’on ne peut pas décider de ne pas avoir d’enfants ; du côté de la relation éphémère que noue Skylar avec Jasper, lequel cherche à isoler Skylar, à la ravir pour lui-même, séduit par sa beauté, nous sommes à l’inverse dans ce qui pourrait mener à potentiellement tomber enceinte trop tôt. En plus de montrer très ouvertement tout le « durant » de l’avortement, le film virtualise ainsi deux autres moments qui lui sont reliés — l’avant et l’après —, sans jamais que l’on quitte la proximité avec Autumn et Skylar.

Mais d’autre part, l’on pourrait aussi faire le reproche de ce choix à Hittman, en se déplaçant du côté de l’adresse au spectateur : pourquoi ne pas avoir doté le personnage du Jasper de la possibilité de comprendre ce que traversent les jeunes femmes ? N’aurait-il pas moins joué de séduction s’il avait su ? Qui pourrait s’identifier comme garçon ou homme aux personnages masculins de Hittman dans la perspective d’une compréhension de l’avortement comme épreuve au féminin, mais qui plus est, comme épreuve existentielle tout court qui gagnerait à être conscientisée à partir de la notion de personne ? Car c’est aussi parce que l’avortement mériterait de ne pas être essentiellement traité comme un enjeu intime de femmes que le film, dans sa regrettable actualité, revêt de l’importance : c’est la femme qui traverse l’épreuve, mais c’est de vie dont il est question ; c’est la femme qui porte, mais c’est de décision et de droit qu’il est encore question. Nous savons ces choses théoriquement, elles existent à l’état de « unes » des journaux, des récits voilés et de groupes avec des pancartes incroyablement laides fichés sur le coin de la rue. Mais en vérité, très peu de témoignages nous sont divulgués quant à l’expérience de l’avortement. En cela, Hittman répond à la nécessité d’une réflexion éthique et politique de premier ordre. Mais c’est aussi ici que l’on peut se demander, en dépit de l’efficace décelée des choix d’écriture, pourquoi avoir pris le parti d’interdire aux figures masculines toute possibilité de compréhension, dans la mesure où les hommes, aussi spectateurs du film, auraient sans doute à gagner à élargir leur propre horizon humain en étant positivement englobés, à un certain degré, dans le récit.
 


Mais ce qui fait de
Never Rarely Sometimes Always un « immense petit film » pour reprendre l’expression de Mathieu Li-Goyette à propos de First Cow (Kelly Reichardt, 2019) est moins la façon dont il débat l’actualité que celle par laquelle sont lentement dépliées les étapes d’une expérience battante et vitale, en s’ancrant et s’épanouissant dans la somptueuse mais à la fois sobre direction photo d’Hélène Louvart. Et l’on mesure par le fait même que l’adoption de la pellicule 16 mm n’a rien à avoir avec la gratuité d’une vague posture d’esthète nostalgique, ce choix, au contraire, adhère complètement au récit, en venant combler ses zones d’air et donner aux visages toute la portée de ce qu’ils cachent et révèlent, j’irais jusqu’à dire leur point d’humanité lévinassien. Nous sommes si près des deux personnages, dans tout ce que les gros plans et les champs-contrechamps permettent d’investiguer leurs yeux souvent atones, plus rarement rieurs. L’accroche de la lumière par le grain noue le regard aux pupilles d’Autumn et de Skylar, mais qui plus est à leur peau, rappelant l’association pellicule-peau et davantage, les stades d’individuation du soi et d’intersensorialité que Dider Anzieu théorisait dans son ouvrage assez injustement oublié Le moi-peau [1]. L’alliance que nouent la réalisation de Hittman et la photographie de Louvard nous situe très exactement dans cet étayage du sujet que le Moi-peau définit, entre auto-protection et pare-excitation, entre intériorité ici cadenassée et violence de l’exposition du sujet à la réalité. Mais encore, elles nous amènent là où la tactilité est aussi ce qui permet le développement d’une intersubjectivité salvatrice, là où la contenance du sujet cherche sa délimitation et sa faculté d’ouverture. Cette fonction réflexive et rédemptrice de la peau est en effet travaillée par Louvart dans toute la profondeur de sa surface, ce que met en avant une abondance de gros plans de visage, mais aussi de plans réfléchissants superposés (toutes les vitres de transports). À quoi s’ajoutent des dialogues très clairsemés dont le poids des mots ainsi mis en relief insiste sur le mutisme d’Autumn, sur ce que sa peau protège, sur ce qu’elle cherche à respirer ; et enfin, il faut souligner la délicatesse du motif filé des mains, détail figural qui, tout au long du film, revient ponctuellement nous faire signe, tel le petit espoir, le mouvement même qui git au fond des relations où l’on se construit, où l’on peut batailler tour à tour ensemble, pour et contre soi, mais aussi se mettre soudainement à rire en partageant une brioche à deux sous. Never Rarely Sometimes Always est indéniablement un film tactile, dans tous les sens que l’on a pu donner au terme : tactile comme la mouvance des films dits de la sensation, tactile au sens où le récit octroie au toucher l’idée de possible.

Il m’a aussi semblé que cette pierre jetée dans l’ensemble de toutes les décisions tapies derrière un tournage reflétait au fond de quoi le film de Hittman était le terrain et lui donnait en l’occurrence toute son envergure réflexive : le film, dans la façon même dont il s’avance vers nous, souligne l’importance du choix comme performance du principe de liberté défendu et par surcroît, met en scène une co-signature, œuvre ourdie par deux femmes. Cette confluence de l’éthique et du formel fait toute la signature de Never Rarely Sometimes Always, une production indie qui pourrait s’avérer, tout comme First Cow, un modèle d’écriture filmique dans l’ambiance pandémique d’une Amérique à reconstruire, ou du moins une très belle inspiration pour les années à venir.

 

 


[1]  Anzieu, Didier. 1985. Le Moi-peau. Paris : Editions Dunod.

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Critique publiée le 31 décembre 2020.