DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Pirates of the Caribbean: On Stranger Tides (2011)
Rob Marshall

De l'art du blockbuster

Par Mathieu Li-Goyette
Depp le capitaine et Rush l’autre capitaine sont de retour. Avec Cruz la jeune hispanique et McShane son vilain père en plus, on dit adieu aux boulets Bloom le premier venu et Knightley la princesse. On Stranger Tides, plus que les trois précédents volets, est une histoire d’acteurs et de personnages exubérants dont le quadrilatère s’avère profondément dysfonctionnel - un manque d’étanchéité qui laisse s’écouler l’intérêt que nous pouvions encore porter à la série. C’est aussi, et avant tout, une mauvaise histoire plaquée sur d’interminables dialogues lancinants. Prenons un exemple tout simple : fin de la première séquence, en soit passablement amusante : le bienaimé capitaine Sparrow discute avec son timonier. Un plan fixe d’une minute nous plante devant eux dans une charrette, sans coupure, sans insert, seulement du dialogue « grave » où toute l’histoire se résumera (les Espagnols sont à la recherche de la Fontaine de jouvence, l’Angleterre aussi, Barbenoire aussi; la course est lancée). Et ça, ce n’est pas la griffe d’un auteur (ce que Rob Marshall aimerait tant être), mais bien l’incompétence de ce dernier à saisir l’idée du divertissement populaire et de la mener à bon port. Si Gore Verbinski s’est vu enlevé le projet des mains à la suite de la finale mitigée de la première trilogie (car on parle déjà d’en faire une deuxième), son remplaçant n’est, certes, pas le sauveur tant attendu. Partis chercher la jeunesse éternelle, ces pirates viennent de prendre un bon coup de vieux.

Pourtant, l’art du blockbuster d’aventure n’est pas une chose si compliquée. Pour le réussir, il suffit d’avoir un groupe de comédiens solide, ensuite de personnages aux intérêts divers. Un intérêt amoureux bien ficelé aide la pâte à prendre, des enjeux à grande échelle rehaussent la sauce, une bonne bande sonore l’épaissit, puis des combats enlevants bénissent les profits à venir d’une entreprise si coûteuse. Ce sont donc des personnages qui vont dans plusieurs directions, des caractères qui s’entrechoquent (comme le jeune premier Bloom et le vétéran Depp pouvaient le faire précédemment) sous des intérêts parfois communs (une femme), autrement divers (sauver la princesse ou découvrir un immense trésor), qui les réunissent dans une série de scènes d’action où chacun fait preuve de camaraderie égoïste et où chaque coup de poignard dans le dos est de « bonne guerre ». Cette dynamique jalonne les grands succès destinés au public familial. Ce sont des films produits par Disney, donc qui éduquent sur les « bonnes » valeurs à coup de comptines, mais aussi des films produits par Jerry Bruckeimer favorisant un héros idéalisé ayant un penchant pour l’alcool et le rock’n’roll (Keith Richards revient d’ailleurs sous les traits du père Sparrow). La série a toujours tenté de rejoindre ces deux publics, soit les jeunes filles tombées en pâmoison devant Depp, puis leurs pères rockeurs qui les accompagnent au cinéma. C’est un pari qui tenait la route, faute de mieux et malgré la faible qualité des deux dernières tentatives.

Mais ici, si tout s’écroule, si toutes les entraves ont été écartées (les personnages mal-aimés, l’ancien équipage, l’ambition éléphantesque du troisième épisode), on les a remplacées par des faux-semblants décevants. Ainsi, sans personnages secondaires qui en vaillent la peine (aucun faire-valoir, c’est dire à quel point les scénaristes ont cherché l’originalité au point de découvrir l’ennui), de batailles navales (il est bon de le rappeler, mais Pirates of the Caribbean devrait bel et bien être un film de pirates), d’amourettes, sinon des baisers volés entre Cruz et Depp et entre une sirène et un prêtre tombé sous son charme, le tout manque de consistance, de moments mémorables et de merveilleux. Alors que les meilleurs moments de la série appartiennent encore aux autres épisodes, celui-là n’a pas un plan, pas une cascade, ni une joute à l’épée capable de surprendre le plus candide des spectateurs; Marshall échoue même là où il devrait réussir, lui qui est chorégraphe bien avant d’être cinéaste.

Pas de mouvements de foule ambitieux, pas de pirouettes épatantes ni d’instants plus coquins (ses Chicago, Memoirs of a Geisha et Nine nous y avait pourtant habitués), Marshall est là à filmer une histoire qui n’intéresse personne, pas même les comédiens, qui cabotinent en regardant les deux capitaines s’amuser du mieux qu’ils peuvent durant ces quelques pénibles deux heures vingt minutes. Il aurait fallu à On Stranger Tides le désir de capitaliser sur ses bribes de qualité. Comme cette perche tendue par un sous-texte religieux mettant en cause l’Église anglicane et catholique, comme son contexte nettement plus « européen » (l’accent, l’humour britannique, etc.), comme la force du numérique qui, ici, ne semble permettre que quelques tours de passe-passe avec la gravité et le corps de quelques sirènes transformées en monstres marins plutôt qu’en créatures aux charmes délicats. Au lieu de cette élégance à portée de main, on cherche à établir un discours laborieux sur les relations père-fille (à qui disions-nous que le film était destiné?), tandis que l’on n’oubliera évidemment pas de mettre la table pour un cinquième épisode.

Derrière ses parures de réussite tridimensionnelle, on retiendra surtout que le « Real 3D » de Disney numérise atrocement l’image captée. Il en résulte une 3D agréable à l’oeil, mais une image plus floue, moins détaillée et plus près de celle du jeu vidéo que du cinéma. Même la nature prend un air artificiel tandis que la profondeur de champ, inexistante sinon celle qui cherche en vain à sortir de l’écran, demeure inexpressive et, par le fait même, prive la série de sa puissante imagerie (le film de pirates étant si rare, les bateaux décrépis et les îles coupe-gorges avaient toujours de quoi faire rêver les moussaillons).

L’art du blockbuster, c’est aujourd’hui l’art de divertir les foules, de faire preuve, dans le meilleur sens du terme, de « showmanship ». Dans une industrie vouée à pourchasser le profit, c’est jouer cartes sur table avec le spectateur, lui offrir ce pourquoi il a si chèrement payé son billet et ses victuailles, mais le faire avec entrain, bon goût et talent. Le blockbuster idéal, c’est non seulement une source d’évasion, mais surtout une manière onéreuse de faire état de l’avancement des technologies et de l’imaginaire populaire, puisque le film à succès prend indéniablement sa source dans les goûts les plus communs. En d’autres mots, c’est d’une part un spectacle au sens d’une prouesse de cirque, mais aussi un fascinant objet de sociologie, puis de réflexion sur le cours des choses et sur les caps vers lesquels se dirige l’indénombrable masse. C’est là sa beauté et c’est là la beauté d’en parler comme on parle du beau temps ou d’un Bergman ou d’un Lang. Mais tout cela, tout ce qui peut demeurer de bon dans cette industrie sclérosée, On Stranger Tides n’y parvient pas. Il y est même à l’opposé. Et Rob Marshall, pour sa part, prouve qu’il ne sera jamais cinéaste, sinon metteur en scène amateur d’un art qui se porterait mieux sans lui.        
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Critique publiée le 19 mai 2011.