Pelleter ses nuages gris
Par
Philippe Bouchard-Cholette
Elle est née vers la fin du vingtième siècle. À défaut d’avoir connu l’angoisse de la guerre froide, Claire et ses contemporains ont grandi avec celle du réchauffement climatique. Certains analystes affirment que sa génération subira à long terme les conséquences de la récession de 2008. Et voilà qu’un cargo spatial nommé « Progress » menace de s’écraser sur elle, alors vous pouvez vous imaginer le genre de stress qu’elle doit endurer !
Cette anxiété, Claire la canalise dans son art, ou plutôt dans ces petits objets du quotidien qu’elle détruit compulsivement et qu’elle photographie. Des cannettes de bière écrasées, des ustensiles tordus, de la vaisselle en éclats. Au sein du jury chargé d’évaluer sa demande de bourse, la pertinence de son projet est mise en doute. Qui pourrait bien se sentir concerné par ces breloques insignifiantes ? Aussi « triviales » soient-elles, les photographies de Claire expriment un mal de vivre ordinaire auquel s’identifient ouvertement plusieurs personnes de son âge. Une jeunesse qui a, par exemple, élevé au rang de star du web la poétesse américaine Melissa Broder (alias @SoSadToday), dont les épanchements dépressifs en 140 caractères ou moins comptent des centaines de milliers d’adeptes. Un tel phénomène témoigne moins de l’état de santé mentale des « milléniaux » que de leur tendance à l’extimité — « le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime », selon Serge Tisseron — à l’ère des réseaux sociaux. Les jurés peuvent bien l’accuser de nombrilisme (elle passe son temps à se filmer, après tout), il ne fait aucun doute que l’art de Claire renvoie à une réalité qui s’étend au-delà des frontières de son monde intérieur.
Ce dernier, heureusement, mérite amplement qu’on s’y intéresse. Équipée d’une caméra vidéo et de sa belle imagination, Claire met en récit sa vie privée ; ses amitiés, ses balades à vélo, son chat, ses moments d’ennui et de contemplation font l’objet d’une documentation libre et arbitraire, à la manière d’un journal filmé. Plus exactement, c’est Sophie Bédard Marcotte — la réalisatrice et scénariste du film — qui, sous le couvert de la fiction, se met en scène, naviguant entre artifice et vulnérabilité pour explorer l’univers de son alter ego. À travers les documents du quotidien de Claire se faufilent des bribes de fantaisie qui agissent comme contrepoids délirant au réalisme de la portion home movie. Un des moments de cinéma les plus jouissifs de l’année se retrouve au début du film : la séquence d’animation de Joël Morin-Ben Abdallah, délicieusement décalée avec ses bicyclettes volantes et ses chevauchées d’animaux marins, nous plonge en plein cœur de l’imaginaire de la protagoniste. Toutefois, l’interruption précipitée de la séquence — au milieu d’une ligne mélodique de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak — est une éjection en dehors de cet imaginaire et dans le réel anxiogène, autant pour Claire que pour le public. Avec Bédard Marcotte, on ne peut pas s’évader du monde, même au cinéma.
C’est justement là que réside la force de son personnage. Contrairement à ce qu’en disent les membres du jury, Claire n’est pas complaisante. Elle tente tant bien que mal de rejoindre le monde depuis sa solitude, d’affirmer sa voix et de réclamer l’espace qui lui revient — envers et contre tous les hommes qui taisent sa parole et qui s’accordent le droit de dominer ces espaces. Elle trouve d’ailleurs un modèle en l’artiste féministe Francesca Woodman (à qui la cinéaste rend un bel hommage vers la fin du film), dont les autoportraits photographiques convainquent Claire d’accorder une valeur artistique et politique à son expérience intime du monde. Une citation de l’artiste est filmée dans un livre d’art : « Proust m’a beaucoup inspirée. J’aimerais beaucoup créer une telle œuvre, enracinée et liée à la vie de tous les jours, mais abordant des questions de grande envergure ». Difficile à ignorer, on ressent en regardant Claire l’hiver l’influence d’une autre lectrice de Proust, Chantal Akerman, qui elle aussi s’était courageusement mise en scène dans son premier long métrage de fiction (Je, tu, il, elle). Bédard Marcotte retient d’Akerman les longs plans fixes à l’intérieur d’espaces domestiques, l’intérêt pour la monotonie du quotidien, la captation sismographique de l’anxiété latente de ses personnages, mais aussi l’humour (souvenez-vous de la tirade de la voisine dans Jeanne Dielman !). Subtil et intelligent, se manifestant souvent dans les détails — une ombrelle à cocktail détruite aussitôt remplacée par une serveuse, ou un rack focus sur l’expression courroucée d’un buste décoratif —, c’est cet humour qui rend l’univers de Claire aussi accueillant et irrésistible. C’est là qu’elle trouve sa voie royale pour retourner au monde.
L’apparition de Sophie Bédard Marcotte dans le paysage du cinéma québécois est réjouissante. Malgré sa durée d’à peine une heure, Claire l’hiver déborde de promesses et de belles idées, d’heureuses prises de risque et d’explorations captivantes. Espérons qu’elle reste à l’abri des objets spatiaux assez longtemps pour donner suite à l’histoire.
Critique publiée le 6 avril 2018.