Trash Humpers n'est pas exactement un film au sens où on l'entend normalement. Qu'est-ce donc alors que cette vidéo-pochade narquoise signée Harmony Korine, au-delà de l'attaque directe au bon goût qu'elle constitue au premier degré? S'agit-il d'une réaction hargneuse à la réception mitigée qu'a obtenu l'incursion vers un cinéma plus mature que constituait Mister Lonely? D'une manière de gaver de merde et de haine ceux qui espéraient que Korine retourne à son passée « trash »? D'une expérience honnête qui aurait vraiment mal viré? D'un urinoir signé Duchamp? Chose certaine, on ne reste pas indifférent face à cette étrange enfilade de scénettes viles et vulgaires qui nous force à inventer de nouveaux synonymes au terme « grotesque ». Certains parleront d'une perte de temps pure et simple ; mais les réactions que provoque Trash Humpers en font d'emblée une énigme intéressante, une oeuvre qui a sa raison d'être à défaut d'avoir raison. On retrouve en quelque sorte le Korine de Gummo qui aurait ici régressé au stade précambrien, sorte de caméraman amateur captant la dégénérescence humaine dans toute sa splendeur avec un souci esthétique complètement déréglé. Plus c'est laid, plus c'est beau dans ce carnaval croulant où l'horreur est la norme. Mais c'est justement parce que la poésie corrompue des films précédents du cinéaste se fait trop rare au sein de ce Trash Humpers bileux qu'il donne l'impression de dépasser les bornes pour sombrer dans un nihilisme lourd et déplaisant. Sauf que, tout en étant méprisable et foncièrement mauvais, ce long-métrage inclassable exerce sur le spectateur une certaine fascination - à la frontière entre la répulsion et l'attraction - qui exige d'être réfléchie.
Les images telles que celles de Trash Humpers sont devenues banales à l'ère d'internet : des actions idiotes, filmées n'importe comment, qui s'enchaînent sans cohérence pour former plutôt qu'un tout un flux continu privé de toute hiérarchisation. Exacerbant l'amateurisme de son film par tous les moyens à sa disposition, Harmony Korine offre une expérience audiovisuelle radicalement lo-fi où le médium vidéo est exploité pour sa mauvaise résolution et ses déformations caractéristiques des lignes et des surfaces : une sorte d'anti-esthétique complétant parfaitement le parti pris antinarratif de cet ensemble disloqué et criard, suite fragmentée de simagrées chaotiques où des protagonistes anonymes (se cachant derrière des masques de vieillards) détruisent et profanent tout sur leur passage en hurlant des insanités. Le spectateur est littéralement réduit au rôle de voyeur parasitique, fouillant à la recherche de sens ou de divertissement ces images-poubelles glorifiées par le fait qu'elles sont projetés en pellicule dans un contexte respectable. Trash Humpers est une expérience cinématographique virale, s'infiltrant dans la sphère du septième art sans vraiment s'inscrire dans sa logique ; Korine y exploite le cinéma en tant qu'institution artistique officielle, capable de conférer à des images parfaitement routinières une distinction qu'elles n'ont pas habituellement.
Quant à savoir si elles méritent cette attention, c'est là une question que ne semble pas à la limite se poser leur créateur. Fidèle à sa réputation d'adolescent baveux, Korine place le spectateur face à ces images incohérents sans lui offrir d'explications. Outre ce titre évocateur, rapidement mis à exécution par les clowns errants que l'on suit d'un terrain vague à un autre, le film n'offre qu'une sorte de néant intellectuel à contempler. La métaphore ordurière constituerait une attaque en règle contre le milieu du cinéma d'art et d'essai qu'on ne serait pas étonné outre mesure. Mais ce pourrait aussi être une illustration bête et primitive de l'Amérique profonde, une simple farce à digérer tant bien que mal au premier degré ou encore… Le problème avec l'insaisissable cinéaste, c'est qu'il semble tout au long de sa carrière avoir tout fait pour cultiver cette ambiguïté - à savoir s'il est un brillant provocateur ou un habile charlatan, un poète dérangé issu de la laideur ambiante ou une peste arrogante et branchée cultivant cette esthétique de la misère sans arrière-pensée. Harmony Korine ne se contente pas de repousser les limites du bon goût. Il produit à l'instar de son mentor Werner Herzog des images à l'éthique discutable, qui forcent à questionner la manière dont elles sont obtenues. Car ses vieillards de pacotille entraînent dans leur délire des humains qui semblent quant à eux bien réels, et que la caméra n'hésite pas à fixer en assumant ouvertement son voyeurisme ; et ce sont évidemment ces moments qui sont les plus éloquents cinématographiquement parlant.
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