DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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For Colored Girls (2010)
Tyler Perry

Pathos diversifié

Par Laurence H. Collin
Rendons à César ce qui appartient à César : quel auteur populaire serait en mesure de distribuer un drame poétique sur plus de deux milles écrans en Amérique du Nord le jour de sa sortie? Cinéaste prolifique comme nul ne semble désormais l’être, Tyler Perry a accumulé une foule de succès commerciaux depuis sa première ébauche cinématographique en 2005, soit Diary of a Mad Black Woman, adaptation de l’une des pièces ayant contribué à sa renommée dans le monde de la scène et dans la culture populaire afro-américaine. Ayant livré annuellement (et parfois même plus souvent) une nouvelle bluette à son public sans la moindre menace de baisse d’entrées aux guichets, il est devenu manifeste, en 2010, que si Tyler Perry désirait, Tyler Perry adapterait. Et ainsi obtint-il les droits de produire une version cinématographique de la pièce For Colored Girls Who Have Considered Suicide When the Rainbow Is Enuf de Ntozake Shange, qui est encore à ce jour une soi-disant référence littéraire majeure en sociologie en ce qui a trait à l’identité de la femme noire. Marquant une approche nettement plus « sophistiquée » que celle réservée à toutes ses comédies dramatiques édifiantes (ou moralisatrices, c’est selon), For Colored Girls concrétise malheureusement le déraillement que beaucoup craignaient déjà de l’union du « chorépoème » célébré de Shange et des procédés emphatiques que l’on attribue généralement à Perry.

Pourtant, l’entreprise se prête à plusieurs instants de grâce que le scénariste, produceur et réalisateur parvient occasionnellement à saisir en demi-mesures, en particulier durant le premier tiers du récit. Car les vingt poèmes qui constituaient l’ouvrage de Shange sont ici traduits en film choral tout ce qu’il y a de plus habituel, de la mise en contexte (la majorité des femmes suivies logent dans le même bloc appartement de Harlem) jusqu’aux transitions narratives (les personnages n’ont qu’à se croiser sur la rue pour que la trame alterne entre leurs histoires respectives). Il y a d’abord Jo (Janet Jackson), rédactrice en chef autoritaire d’un prestigieux magazine de mode vivant des difficultés conjugales avec son mari absent (Omari Hardwick). Son assistante depuis huit ans, Crystal (Kimberly Elise), est victime de maltraitance de la part de son conjoint (Michael Ealy) depuis son retour de la guerre en Afghanistan. Parmi les autres résidentes de l’habitation, nous retrouvons Tangie (Thandie Newton), barmaid multipliant les aventures d’un soir et rejetant autant les conseils de sa voisine de palier (Phylicia Rashad) que ceux de sa mère extrêmement pieuse (Whoopi Goldberg). Sa petite soeur (Tessa Thompson) est quant à elle aux prises avec une grossesse imprévue et un sérieux manque de moyens l’empêchant de se faire avorter dans des conditions sanitaires. Nous serons aussi introduits à Kelly (Kerry Washington), travailleuse sociale se dévouant au cas de Crystal et de sa famille, Juanita (Loretta Devine), infirmière tentant tant bien que mal de gérer les caprices d’un amant lunatique, et finalement Yasmine (Anika Noni Rose), enseignante en danse contemporaine qui croit avoir rencontré l’homme idéal, mais dont la tendre romance prendra une tournure pour le moins tragique. Chacune caractérisée par une couleur en particulier, comme l’étaient toutes les femmes dans le texte d’origine, les âmes entrelacées en viendront éventuellement à mettre leurs différences de côté pour se prêter main forte au coeur d’un quotidien plus que difficile.

Il ne s’agit peut-être que de ce voile de « film de prestige » que Perry impose laborieusement à chacun de ses cadrages, mais ne serait-ce que le temps de son introduction, For Colored Girls tient la route. Pour un conteur dont la réputation n’a certainement pas été bâtie sur la nuance et la retenue, son adaptation s’enligne délicatement vers une série de portraits de femmes nettement plus authentiques que la galerie d’archétypes à laquelle ce dernier semble systématiquement adhérer. Bercées par des extraits de poésie prenants, les comédiennes de Perry respirent dans un univers unissant convenablement lyrisme et réalisme. Qui plus est, la représentation de l’homme, généralement manichéenne au point d’en être alarmante dans la filmographie de l’auteur, semble ici se tisser avec un relief étonnant, en particulier pour ce qui est de l’époux alcoolique dont les sautes d’humeur gardent toujours le ménage en état de crainte passive. Vingt ou trente minutes plus qu’adéquates passeront donc; le contraste pas toujours heureux entre la prose raffinée de Shange et les dialogues élaborés par Perry commencera peu à peu à devenir un facteur de décrochage. Surviendront ensuite plusieurs instances de surjeu faisant grincer des dents, un excès d’affrontements hautement caricaturaux et ,finalement, une tragédie immonde mise en images avec un manque navrant d’aisance cinématographique. Dès lors, une alarme semble avoir sonné et For Colored Girls se métamorphosera subitement en un mélodrame typique signé Tyler Perry.

Sa peinture de milieu, ses observations modestes, mais qui étaient néanmoins assez justes auparavant, se vautre ainsi dans un décor de misère plastique. Le sexe masculin deviendra synonyme de danger, de répression. Les monologues dramatiques, presque tous entassés dans la même séquence pénible, perdront graduellement leur intensité jusqu’à en devenir carrément superflus. Faisant preuve d’une affligeante économie de doigté dans sa mise en scène, Perry opte donc à répétition pour le gros plan-séquence, exigeant le même défoulement larmoyant à toutes ses actrices alors que vient le moment de leur catharsis émotionnelle. Il s’agit ici d’un testament au talent de ces dernières lorsque l’on affirme que plusieurs d'entre elles s’en sortent saines et sauves (les grands honneurs allant aux bouleversantes Kimberly Elise et Kerry Washington), mais la paresse filmique dont fait preuve leur réalisateur contredit la passion avec laquelle ce dernier semble avoir voulu approcher le projet. Pire encore, les directions que ce dernier pourvoit à la distribution dans des moments cruciaux fait trop souvent ressortir les limites de leur jeu - par exemple, le grossissement excessif du langage physique chez Newton, ou encore un ton cérémonieux rendant Goldberg difficile à prendre au sérieux. En souhaitant à la fois illuminer sans embellir la condition de la femme noire et exercer les mêmes tics racoleurs pour ne pas aliéner son auditoire, Perry rate une occasion rêvée de donner un souffle cinématographique à une oeuvre qui ne manque guère de portée universelle. Bref, à l'image des hommes hostiles provocant l'avalanche de malheurs qui feront sans doute pleurer à chaudes larmes son public déjà conquis, aucune rédemption ne semble possible ici.
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Critique publiée le 15 novembre 2010.