Que l'on choisisse ou non d'en faire un sujet de préoccupation, la vie familiale demeure gouvernée par les rapports de pouvoir, et c'est leur influence plus ou moins subtile qui forme les êtres que nous devenons. Ainsi va le constat, que d'aucuns jugeront d'une grossière évidence, que le Grec
Giorgos Lanthimos choisit de nous renvoyer en plein visage par l'entremise de
Canine, sa deuxième réalisation personnelle. Or, si l'exposé aurait facilement pu tomber à plat face à des adversaires plus féroces, le film s'avère une réussite dans la mesure où il nous fait découvrir une authentique vision de cinéaste; un indéniable « certain regard », pour faire écho à la distinction cannoise dont il fut récompensé. Cet art draconien, aux effets méticuleux, se distingue des innombrables émules de
Michael Haneke par un sens de l'humour corrosif ainsi que par l'étonnante cohérence de sa métaphore directrice. Film portant sur le conditionnement ordinaire,
Canine nous intime de s'abandonner aux règles de son jeu absurde, et risque d'en aliéner plus d'un en cours de route.
Pour quiconque choisit de le suivre, cependant, le chemin s'avère pavé de surprises. Déroutant, certes,
Canine effectue avant tout la radiographie d'un microcosme soigneusement calqué sur le monde réel, puis savamment déconnecté de celui-ci, ne devenant plus qu'une lointaine abstraction pour ses personnages autant que pour le spectateur. La violence et le sexe font bien sûr partie de l'équation, mais à un degré bien moindre que l'on pourrait s’attendre d'un film de ce genre, et surtout d'un tel titre. C'est plutôt la rigueur clinique de la réalisation, toujours aussi impassible devant les situations, qui l'emporte sur les effets chocs eux-mêmes, au demeurant assez peu nombreux.
La toute première scène donne assez bien le ton de ce qui suivra : chacun assis dans son coin d'une salle de bain, trois adultes qui se révèleront être frère et soeurs écoutent un enregistrement qui ne fait aucun sens avant de s'inventer un jeu tout aussi incongru. L'atmosphère est inconfortable; l'interprétation, décalée. Et pourtant, l'abondance de lumière et l'insouciante apparence des jeunes gens donnent à la scène un air tout à fait banal, comme si de tels tableaux se déroulaient au jour le jour dans cette maison de banlieue isolée. C'est ce type de climat que Lanthimos cultive au cours d'un enchaînement de scènes brèves, souvent réduites à un seul plan, toujours sous des angles neufs aux teintes soignées. Très peu de développements narratifs meublent une première partie qui se résume essentiellement à une série de déplacements de sens; un choix qui rebutera une bonne part du public, mais dont l'imprévisibilité s'avère néanmoins fort intrigante.
À partir d'un certain moment, ce qui provoquait d'abord le malaise ou la confusion bascule dans le territoire de la bêtise manifeste, le regard pince-sans-rire du film se prêtant de plus en plus à l'hilarité. Difficile par ailleurs de s'imaginer l'état d'esprit des comédiens prenant part à des actes d'un ridicule grandissant, telle la séance de dressage suivant le meurtre d'un chat à coups de cisailles. Pourtant, ce qui apparaîtrait pour le moins déplacé dans nos vies ordinaires trouve dans
Canine une logique implacable, ou à tout le moins justifiée dans le cadre de cet univers suivant sa propre loi : celle du père. Et s'il ne risque pas de bouleverser les convictions de quiconque, c'est à cet égard que le film remporte son pari narratif, à savoir de faire porter à sa peinture bizarre le poids d'une allégorie politique. La thèse de Lanthimos est claire et sa transposition dans un contexte domestique a pour effet de décupler son immédiateté : toute forme de dictature produit des citoyens profondément inadéquats, et celle-ci peut accaparer chaque détail du quotidien.
L'endoctrinement débute ici à même le vocabulaire, couvre les règles de la croissance et s'étend jusqu'à l'espace contenu au-delà des clôtures de la cour arrière, soi-disant peuplé de créatures sanguinaires. Ce faisant, le patriarche va à sa guise dans le monde, exerçant un luxe auquel même la mère n'est pas autorisée, tandis qu'une gentille étrangère intervient de temps à autre pour « entretenir » les besoins sexuels de l'aîné. Certes peu subtile, la frontalité de l'exposé constitue en fait sa force : dans un créneau où bien des auteurs se contentent d'enfiler des morceaux d'« étrangeté » en laissant qui le veut bien tisser une ligne directrice, l'articulation d'une thématique claire fait énormément de bien, sans pour autant réduire le spectateur au rôle de simple témoin devant des images requérant tout leur contexte afin d'être comprises. Le tout s'achève également dans la rébellion attendue de l'un ou l'autre des circonscrits, mais la soudaine tension visuelle et dramatique des scènes de conclusion suffit à mettre en lumière la frustration enfouie de façon plutôt ingénieuse.
Sans aucun doute, certaines fautes de goût font grincer des dents par leur manière de rappeler subitement les pires écueils d'une certaine école européenne en même temps que l'inexpérience du cinéaste : outre quelques effusions de sang, on déplore particulièrement le repli sur une sexualité incestueuse, lieu commun s'il en est un de tout un cinéma se voulant « provocant ». Mais à un niveau plus profond, c'est l'étrange nonchalance de l'ensemble qui laisse un peu de glace. Bien peu de matière neuve ne ressort de ce film somme toute conforme à l'esthétique « répertoire », sinon quelques trouvailles délibérément surprenantes et une atmosphère bien contrôlée. En définitive, il en revient au spectateur de juger de la valeur ultime de
Canine. Est-il vraiment intéressé à se mettre sous la dent un nouveau portrait biscornu des travers de la civilisation moderne? Est-il ouvert à cette grande farce qui, à défaut d'autre chose, risque de lui arracher un ou deux éclats de rire éberlués? Ces interrogations subjectives, aussi discutables soient-elles, n'enlèvent rien à ce qui demeure un exercice de style intéressant et ludique malgré son penchant mesquin. Il ne reste qu'à souhaiter que Giorgos Lanthimos parvienne à élargir sa conception très schématique de la nature humaine, et se montre capable d'ouvrir les bornes d'un cinéma quelque peu refermé sur lui-même.