Vie de luxe et d'ennui
Par
Jean-François Vandeuren
Une star d’Hollywood loge dans un prestigieux hôtel de Los Angeles. Malgré les nombreuses sources de distraction s’offrant chaque jour à l’acteur, son esprit semble errer quelque part à des miles de cette halte cinq étoiles destinée aux mieux nantis. Visiblement blasé, ce dernier défilera seul et sans exaltation sur une piste de course au volant de sa Ferrari, tombera endormi tandis que de séduisantes jumelles exécuteront une danse « on ne peut plus sensuelle » pour son plaisir personnel… « Ça y est! Sofia Coppola a finalement osé refaire son sublime Lost in Translation », s’exclameront assurément certains spectateurs quelques minutes après le début d’un visionnement de ce Somewhere. Il faut dire que le court laps de temps que nous passerons en compagnie de Johnny Marco (Stephen Dorff) s’apparenterait fort probablement au regard que Coppola aurait posé sur le personnage qu’interprétait Bill Murray dans l’opus de 2003 si la cinéaste s’était immiscée dans sa vie quelques années auparavant, alors que la carrière de ce dernier battait toujours son plein. Si les parallèles entre les deux efforts s’avèrent évidemment nombreux, Somewhere aborde néanmoins de telles préoccupations d’une manière et à des fins bien différentes. Ainsi, lorsqu’il ne sera pas en train de faire la promotion de son plus récent long métrage, Johnny déambulera dans l’hôtel et ses alentours comme s’il s’agissait de sa demeure principale, recevant à l’occasion la visite de son frère Sammy (Chris Pontius), qui viendra lui tenir compagnie tout en profitant des nombreux avantages liés à la célébrité. Au cours de ce long séjour, Johnny sera appelé à prendre soin de sa fille Cleo (Elle Fanning) durant une période de temps beaucoup plus longue qu’à l’habitude. Johnny cherchera du coup à s’impliquer davantage en présence de ses proches. Le retour à la surface se révélera toutefois des plus ardus, lui qui semblera toujours coincé entre deux états d’esprit.
Comme cela avait été le cas pour les trois premiers longs métrages de la réalisatrice, Somewhere marque une nouvelle occasion pour celle-ci d’explorer le thème de l’ennui, sujet pour le moins difficile à aborder au cinéma s’il en est un. Coppola nous aura d’abord confrontés d’une manière assez dure à la mélancolie adolescente telle que vécue par les soeurs Lisbon dans The Virgin Suicides avant de se pencher sur le marasme d’une jeune femme prisonnière d’un environnement lui étant totalement étranger dans Lost in Translation et de revisiter les folies dépensières d’une jeune reine cherchant par tous les moyens à embellir son quotidien dans Marie Antoinette. Le présent exercice se démarque ainsi de ses prédécesseurs en ce sens où il s’agit de la première oeuvre dans laquelle la cinéaste aborde cette problématique d’un point de vue essentiellement masculin. La morosité de Johnny semblera d’abord émaner du fait que son statut de célébrité lui permette à présent d’accéder à tout ce dont il aurait normalement dû avoir envie, accumulant les conquêtes sans le moindre effort pour finir par s’assoupir en plein ébat sexuel ou par oublier le nom de sa dernière partenaire à usage unique. L’arrivée de Cleo, dans de telles circonstances, permettra du coup à son père de diriger son attention vers quelque chose d’un peu plus concret pour une fois - sans que le tout ne mène subitement à un changement total d’attitude chez ce dernier. Les moments qu’ils partageront seront d’ailleurs les plus mémorables du film, eux qui seront traités avec un naturel désarmant par la maîtresse de cérémonie. Fidèle à ses habitudes, Coppola n’y va jamais ici de grandes tirades mélodramatiques comme c’est trop souvent le cas dans ce genre de récits. La cinéaste préfère plutôt laisser cette complicité (re)naissante s’imposer d’elle-même en en captant subtilement les émotions par l’entremise de cadres sobres et élégants.
La beauté toute simple de ces moments sera évidemment renforcée par le jeu tout aussi spontané de Stephen Dorff et Elle Fanning, dont les fondements de la relation entre leurs personnages respectifs sembleront reprendre peu à peu de la vigueur et de la stabilité, même si tout sera encore loin d’être acquis. Coppola démontre du coup que sa démarche n’a absolument rien perdu de sa pertinence, nous proposant ici sa mise en scène la plus minimaliste à ce jour tout en réussissant à rendre celle-ci tout aussi enivrante et fascinante que celles ayant défini ses oeuvres passées. La réalisatrice s’affaire une fois de plus à prouver que tout n’est pas qu’opulence dans ce milieu qu’elle ne connaît que trop bien, étirant de nouveau le temps afin de nous présenter le plus fidèlement possible les événements d’un quotidien qui, contrairement à la croyance populaire, n’est pas composé que de mondanités et d’émotions fortes. La puissante Ferrari de l’acteur devra elle aussi se conformer au rythme imposé par la circulation et ne sera pas plus immunisée contre les bris mécaniques qu’une autre voiture. La routine de Johnny sera elle aussi formée d’obligations (séances de maquillage, conférences de presse, etc.) et de désagréments (cette constante impression d’être suivi par des paparazzis). La retenue exemplaire dont fait preuve Coppola va évidemment de pair avec de telles intentions, elle qui aura passablement atténué ici son recours à un support musical, qui avait jusqu’alors toujours occupé une place de choix au coeur de son approche. Le Los Angeles beaucoup trop commun de Somewhere n’a ainsi rien à voir avec le Tokyo synonyme de dépaysement et d’émerveillement de Lost in Translation. La lumière du jour et les teintes un peu pâles de la direction photo d’Harris Savides en présenteront d'ailleurs les imperfections, nous amenant loin des nuits où elle s’illumine pour dévoiler tous ses charmes - que nous n’apercevrons qu’au loin à partir de la chambre de Johnny.
Évidemment, un tel scénario doublé d’une mise en scène aussi terre-à-terre ne pouvait se terminer autrement que sur une note que nous aurons pu voir venir de très loin. Johnny y ira alors d’une évasion pour le moins classique, et probablement aussi temporaire qu’illusoire, et ce, autant pour le spectateur que le principal intéressé, mais qui permettra peut-être enfin à ce dernier de renouer ne serait-ce qu’un tant soit peu avec l’essentiel. Si Coppola n’aurait pu mettre le point final à son quatrième long métrage par l’entremise d’un cliché aussi éculé, celui-ci se révélera néanmoins de circonstance et permettra ultimement au protagoniste de sortir la tête haute de ce chapitre et d’entamer le prochain de manière beaucoup plus optimiste. Car il s’agira, du moins à court terme, de la seule réponse possible pour Johnny à son propre « I’m fucking nothing. I’m not even a person », qu’il lancera quelques instants auparavant, lui qui se retrouvera soudainement complètement seul, n’ayant jamais pris la peine de s’interroger sur ce à quoi il aspirait réellement. Il faut dire que Coppola ne fera rien non plus pour présenter son personnage comme un être moindrement respectable et attachant, lui qui ne semblera pas particulièrement apprécié par son entourage, comme en témoigneront le comportement hostile d’une covedette et les insultes qu’il recevra à répétition sur son téléphone cellulaire. La cinéaste réussira néanmoins à nous rendre sympathique à la cause de l’acteur - même si ce sentiment passera bien souvent pour de la pitié - en exploitant habilement son manque de repères, elle qui ira jusqu’à perdre de nouveau son protagoniste dans un milieu dont il ne parle pas la langue à l’occasion d’une brève visite de courtoisie en sol italien. Au final, c’est cette sincérité émanant du regard que l’Américaine pose sur Johnny qui lui permettra de faire ressortir la triste humanité de ce récit, dont le traitement aurait pu facilement s’avérer à double tranchant.
Critique publiée le 20 janvier 2011.