DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Scènes de chasse en Bavière (1969)
Peter Fleischmann

Affreux, sales et méchants

Par Mathieu Li-Goyette
Diamant noir du cinéma allemand, relativement oublié et écarté pour l’ampleur de ses propos, la dureté de son langage et sa folie chargée d’enthousiasme (ce qui, en 1969 comme aujourd’hui, froisserait même les infroissables), Scènes de chasse en Bavière est une percée baroque dans le cinéma classique. Par « percée baroque », nous entendons un cinéma de l’indubitable mort, du « over the top », comme diraient les autres, de la folie vraisemblablement contrôlée dans l’espoir d’y trouver un degré d’absolutisme presque gênant. Peter Fleischmann, aussi oublié que son film, signe pourtant en 1969, aux commandes d’une compagnie de production qu’il fonde avec Volker Schlöndorff (plus familier à nos oreilles) et qui occupera une place importante dans l’éclosion du nouveau cinéma allemand des années 70, une oeuvre phare du cinéma mondial. Précurseur en ce sens des extravagances bien de ce coin-là, Scènes de chasse en Bavière est un film lourd de sens et de propos, une sorte de boutade lugubre, une mauvaise farce étirée jusqu’à un point limite, celui de notre morale et qui, à travers le récit de ce jeune homme homosexuel revenu dans son village pour y passer du bon temps, lève le voile sur l'origine du mal et, par le fait même, sur la déontologie chrétienne qui devrait apprendre à tout pardonner. Voilà un système, celui de l’acte et du pardon, que le cinéaste a saisi et dont il aimerait nous montrer les limites. Un pari d’autant plus réussi qu’il cache un deuxième secret, celui de la culpabilité, ou de son absence.

Les bourreaux ressentent-ils le remord? Si c’était le cas, ceux de Fleischmann en deviendraient humains et humains, ils ne le sont pas du tout. Sans regret, les habitants rustres et vulgaires d’un petit village de Bavière martyriseront le jeune homme dont on murmure déjà qu’il serait le père d’un enfant né de la femme facile du patelin. Rumeurs et mauvais tours s’en suivent, minant le quotidien du garçon et de ceux qui l’entourent (sa mère, principalement, mais aussi sa « petite amie » enceinte), comme autant de clous plantés dans un cercueil se dessinant au fil du film. Aussi facile à tracer qu’un dessin pointillé à compléter, l’oeuvre y trouve sa facture baroque non pas dans le « cliché » (on prévoit facilement, il va sans dire, la mort du jeune homme), mais plutôt dans l’excès de certaines scènes. Définis à la fois par le sexe et le travail manuel, les villageois ne vivent que pour le travail et l’amour; ce qui les pousse à être définis par leurs aptitudes manuelles lorsqu’ils travaillent dans les champs et à être grivois lorsqu’ils sont au lit, (on ne sera pas attiré par le vieil homme non parce qu’il est vieux, mais bien parce qu’il ne sert à rien aux yeux de la collectivité).

Adhérents à la politique interne du village qui n’a rien d’institutionnelle - preuve en est, le maire n’apparaîtra que dans le dernier plan du film - ses habitants rejetteront donc ce corps devenu inconnu, vicié par la ville, symbole pour les villageois d’une vilaine modernité; « dans mon temps, ça n’existait pas ces gens-là », dira l’aîné du village. Tandis qu’un avion à réaction passe au-dessus de leurs têtes, tandis que notre jeune homme fait des avances à un jeune déficient sur un viaduc surplombant l’autoroute nationale, on saisit le jeu des contraires de Fleischmann, le projet d’élaborer un microcosme au coeur d’une Allemagne vivant son premier boom économique depuis la défaite. Un récit (adapté du théâtre, ce qui lui donnait plus limpidement sa valeur de conte moral) arraché du réel, un morceau d’exagération pensé uniquement pour synthétiser un discours sur le malaise allemand de l’après-guerre chambardé à présent par la dissolution des frontières sexuelles, l’épanouissement d’une jeunesse qui, ici, n’existe que pour faire l’amour. Les enfants du village, nés de leurs parents, mais élevés par leur époque, sont donc hybrides, à la fois réactionnaires et bêtes de « Peace & Love » - leur musique pop, leur libido et leurs coupes de cheveux en témoignent.

Film sur l’apprentissage de la vie d’adulte par un jeune homme, il est aussi un film sur l’impossibilité de grandir selon un modèle autre que celui des normes établies. Déchirant, émouvant, il choque d’autant plus que la charge critique du film face à ce milieu - on a, à ce sujet, longtemps critiqué le cinéaste pour sa représentation plutôt bancale des milieux ruraux, mais reposons aujourd’hui la question à l’envers, le projet aurait-il été possible dans un autre milieu, dans une grande ville? - ricane comme ses cousins d’Europe de l’Est, comme dans les films des Forman, Menzel et Nemec, tandis que sa tendance vers l’autodestruction, cette odeur de cadavre devenu fou plus ou moins descriptible qu’on reverra plus tard chez Herzog et von Trier marque la dernière moitié de l’oeuvre. Poussé au meurtre, notre martyr régional sera poursuivi lors d’une scène de chasse - d’où le titre. Cette dernière nous entraînera enfin vers notre dernier point dans l’espoir que celui-ci vous confirme à nouveau l’intelligence absolue de Fleischmann et l’importance de l’opus.

Puisque derrière ces interprétations rigolotes de salauds et de grivois, derrière la tragédie de cet homosexuel poussé à se rendre à la justice comme s’il était coupable d’un meurtre, se cache un malaise allemand : celui du nazisme, évidemment.

Le nazisme, comment « naît-il »? Comment réprimande-t-on autant un membre que nous avons connu depuis sa naissance à l’état de bête sauvage? C’est en partie la question que posait Michael Haneke avec son Ruban blanc (dont les similitudes avec le film de Fleischmann en feraient le digne descendant) : aller fouiner jusque dans les racines du mal. Car ce jeune homme dont nous nous sommes amusés à omettre le nom s’appelle en fait Abraham et, s’il n’y a pas plus hébraïque qu’Abraham comme prénom, comprenons donc qu’il est juif et que, dès les premiers plans du film, le sort en est jeté. Il sera la cible de villageois aux noms plus rudes, plus « germains ». L’œuvre, s’ouvrant sur un long plan à l’intérieur de l’église, débute donc comme se termine Le ruban blanc, mais à l’inverse : dans l’un, on filmera l’autel sacré, dans l’autre, la communauté recevant l’enseignement de l’Église - il n’y a que deux manières de filmer dans une église : soit le sacré, soit les sacrés. Source et réceptacles, on suggère que la société disciplinaire est religieuse avant tout. Religieuse, car elle forme l’âme à obéir à des commandements, religieuse ensuite dans la différence entre les religions. Ce qui revient à dire : « tu n’as pas les mêmes commandements que moi, alors tu mourras ». D’où sa faille, car elle promet le pardon. Pardonnera-t-on toujours? Pas dans Scènes de chasse en Bavière, pas dans le pays où « Dieu est mort », comme ces gens qui ne « pardonnent » pas à l’autre de refuser sa femme. Quête de l’uniformité, l’intrigue du film happera Abraham au passage, laissant le village enfin festoyer de sa victoire à la toute fin, même si le vrai mal subsiste. Il survit lorsque l’on voit cet homme prendre la tête coupée d’une mère porcine pour la montrer à ses nouveau-nés qui lui lècheront le visage, elle subsiste quand on voit la facilité avec laquelle les hommes aimeraient violer femme qui vive. L’étirement de l’homme à l’animal, aidé par le montage les superposant plus d’une fois (Eisenstein, toujours là), rappelle enfin que si l’humain se distingue du genre animal par sa morale, il s’en détache complètement par la méchanceté qui lui semblerait innée : « l’être humain est fondamentalement mauvais ».
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Critique publiée le 12 janvier 2011.