DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Trois princesses pour Roland (2001)
André-Line Beauparlant

Faire partie de la famille

Par Alexandre Fontaine Rousseau
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Elles sont trois. Madeleine était sa femme, Nathalie sa fille et Caroline sa petite-fille. Puis il y a la cinéaste, sa nièce, qui décide de rassembler les témoignages empreints de souffrance de ces femmes vivant aujourd'hui en son absence. Il y a quatre ans, Roland s'est suicidé. Autour de ce spectre, André-Line Beauparlant organise un portrait triste, mais fort, de trois générations qui semblent partager un destin commun, une hérédité maudite dont il paraît impossible de se libérer totalement. Évitant de tout simplifier par un discours sociologique à cinq sous, Beauparlant préconise une démarche humaine, sensible, par laquelle son film atteint un troublant degré de véracité ancré dans l'individualité. Ce dispositif de familiarité, par lequel la cinéaste (et par extension la caméra) devient une interlocutrice privilégiée, crée une proximité fréquemment étouffante pour le spectateur; comme si, par le simple fait d'assister à ces conversations, il devenait à son tour le confident de ces femmes et partageait avec elles les histoires qu'elles racontent sans fausse pudeur, sans crainte. Trois princesses pour Roland constitue donc une sorte de film de famille, un document privé que nous approchons en voyeurs - incertains quant à la légitimité de notre présence, malgré la profonde décence du regard par l'entremise duquel nous pénétrons dans cette intimité.

Parfois, ce sont les corps eux-mêmes qui communiquent cette troublante impression, cette viscérale tension se nourrissant de l'ambigüité même de notre position intrusive de spectateur-voyeur. Leur présence marque autant que les mots, comme une série de trop gros plans de la fragilité captée à l'état pur. On pense par exemple aux doigts de Nathalie, jaunis par la cigarette, agités alors qu'elle parle avec dureté de supporter la violence des hommes. Il y a dans cette opposition un conflit entre le corps et le discours, une contradiction entre l'image et le son, qui expose une partie du secret enfoui à l'intérieur même de ce témoignage déjà révélateur. C'est en ce sens que Beauparlant utilise véritablement les capacités expressives du cinéma, qu'elle l'emploie non pas comme simple outil d'enregistrement, mais plutôt en tant qu'espace de sédimentation des multiples strates d'une réalité donnée. Il n'existe pas dans son regard de généralités ou de statistiques, que des humains dont elle accepte pleinement la complexité et, de ce fait, l'identité propre. En filmant ce qui est proche d'elle par le sang, André-Line Beauparlant évite de sillonner le réel à la recherche de cas précis pouvant servir à justifier ses idées. Elle va à la rencontre de l'autre, par nécessité, et par cette rencontre découvre une réalité personnelle qu'elle se donne pour but de traduire avec un maximum d'honnêteté.

Contournant le piège de la bonne volonté condescendante, la cinéaste se retient de trop imposer son point de vue (même si, parfois, elle manifeste son désaccord lors de ses échanges) et donne en quelque sorte le film à ses sujets. Elle laisse la parole, n'intervient en fait que pour inviter l'autre à l'ouverture. Mais Beauparlant ne se prive pas pour autant d'offrir un certain point de vue. Celui-ci se fonde cependant sur des observations, s'élabore au montage à partir de ce qui a été tourné. Il s'affirme par exemple par cette décision de faire dire à Madeleine que « tout le monde croit au prince charmant », quand sa petite-fille, elle, admet ne pas vraiment croire à l'amour. Sa présence physique (en tant qu'interlocutrice) et invisible (en tant que réalisatrice) sert surtout à ordonner le chaos, non pas pour le rendre « digeste » (ce qui serait au fond un acte de trahison), mais pour le rendre plus compréhensible. Son film établit des liens de sens, certes, mais plus encore tisse des liens humains; il réunit ces trois générations dans un espace cinématographique commun, mais aussi dans un réel qu'il ne perd jamais de vue. Trois princesses pour Roland, en ce sens, semble d'abord exister au service de ses sujets - pour leur donner une trop rare possibilité d'expression.

Ce choix de « donner » n'est jamais plus évident que lors de cette mise en scène finale, sur laquelle culmine le film de Beauparlant et par laquelle ces trois femmes se réapproprient leurs rêves l'instant d'un jeu. Ce moment cathartique, le film le leur offre comme un cadeau - comme pour s'excuser d'avoir tant pris auparavant, peut-être, mais surtout pour rappeler au spectateur que cette réalité parfois sordide, dépeinte ici sans concessions, n'a pas encore triomphé sur la force et la volonté de ces femmes. Ce bonheur amer, mais authentique, fait l'effet d'une bouffée d'air au bout de l'enfer. « Dans le fond, on devrait la laisser sauter la Terre », déclare Caroline lors d'une conversation avec la cinéaste. C'est justement ce que cette dernière refuse, à l'échelle humaine. Avec Trois princesses pour Roland, Beauparlant s'insurge contre le désespoir et l'abandon. Voilà pourquoi son film se termine sur cette généreuse note d'espoir, un brin ironique peut-être, mais aucunement cynique : parce que c'est un film en lutte, contre cette violence et cette pauvreté dont il fait état, et que cette lutte en soi constitue un acte positif dont il ne faut pas sous-estimer la valeur. Surtout, on sent dans cet échange un profond désir de compréhension, et à travers celle-ci nous assistons à une modeste victoire sur l'isolement.

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Critique publiée le 23 novembre 2010.