DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Curling (2010)
Denis Côté

Mystères régionaux

Par Maxime Monast
Entre réalité concrète et pure fiction, il y a une distance énorme. Le réalisateur québécois Denis Côté semble être en mesure de joindre ces deux pôles. Si Elle veut le chaos posait un pied à l’intérieur d’un monde complètement froid et distant, Carcasses témoignait d’une passion singulière qui prenait forme au coeur du réel. Par contre, dans les deux cas, l’élément fondateur du cinéma de Côté était bel et bien présent. Affichant un intérêt marqué pour le particulier, ces récits s’intéressent toujours à ce qui est atypique et marginal. Rien ne semble tourner très rond dans les mondes conçus par Côté et son plus récent long métrage, Curling, ne fait pas exception à la règle. Nous plongeons dans un univers plus ou moins plausible s’édifiant avec cette même fascination pour l’étrangeté. Le présent effort se révèle un aboutissement, un testament exemplaire de l’œuvre de Côté. Il témoigne d’un labeur continu, d’une recherche d’un équilibre entre ces deux grandes tendances. Curling dévoile pleinement la touche particulière de son maître.

Dans un village au nord du Québec, Jean-François Sauvageau (Emmanuel Bilodeau) mène une vie des plus monotones. Seul, il s’occupe de sa fille Julyvonne (Philomène Bilodeau). Le monde extérieur - même l’école - est un environnement que cette petite fille de douze ans connaît à peine. Pour subsister, le père occupe deux emplois, l’un dans un motel et l’autre dans une salle de quilles (où se déroulent les scènes les plus divertissantes du film grâce à l’excellente performance de Roc Lafortune). La jeune fille passe ses journées à la maison ou dans le bois environnant. En somme, nous explorons la timidité et la vision unique du monde de Jean-François. Une réalité qui sera bouleversée par des événements tragiques.

Les événements défilent d’une manière si naturelle dans Curling que l’on en vient même à questionner les fondements de cet univers fictif. Serait-il inspiré d’une histoire vraie? Probablement pas. Par contre, le jeu des interprètes semble si naturel que chaque embûche narrative nous paraît tirée du quotidien. Jean-François Sauvageau est le rôle d’une vie pour Emanuel Bilodeau. Il en maitrise l’essence de façon admirable. Son maniérisme transcende l’être typique. Il est tout ce qu’il y a de marginal dans ce monde. Même si son exécution est très minimaliste, ses dialogues rares et courts, il capte l’intérêt du spectateur avec son regard songeur. Son personnage semble connaître le monde extérieur - peut-être a-t-il vu le mal. C’est pour cette raison qu’il impose des règlements si stricts à Julyvonne. Il serait quand même bête de ne pas voir le rapport de puissance qui s’installe entre les deux. Leur lien familial est la base de leur jeu et Côté aura su le tourner à son avantage. Il pousse leur relation - dans la vraie vie - vers un territoire inconnu et viscéral.

Les préoccupations du père se retrouvent au centre du récit et il est clair qu’il se croit justifié dans cette noble quête. Philomène Bilodeau excelle aussi comme éternelle curieuse, qu’elle est particulièrement lorsque son père est absent. Une superbe séquence avec des corps morts sera au centre de cet appétit. Tout au long du film, Côté mise sur ce rapport autour duquel il articule la progression de son scénario.

Dans l’univers de Curling, nous sommes confrontés à des événements qui sortent d’une réalité commune. Mais comme nous l’avons déjà mentionné, ceux-ci n’influencent en rien le déroulement de l’histoire. Ils se lient tout simplement à ce « drame » familial pour plonger le récit dans différents genres cinématographiques. Pour des raisons qui m’échappent encore, Côté intègrent différentes énigmes à sa trame narrative. Des morts. Un tigre. Il laisse assez de pistes pour que nous puissions en déduire quelques finalités, mais la plupart demeurent couvertes d’une aura de mystère. Ici, on tente de laisser aux spectateurs le temps d’additionner 1+1 et de comprendre leur réponse. Plusieurs opus tentent souvent d’enfoncer le clou tellement profond qu’il traverse l’endos de la planche. Une métaphore un peu simpliste, certes, mais qui me semble symptomatique de l’aspect « raconteur » du cinéma moderne. On nous prend quasiment pour des nigauds. Heureusement, Curling travaille avec ses propres règles et les explique sans les imposer. Dans ce récit inclassable, le spectateur exerce un contrôle quasi total. Il choisit les pistes à investiguer et il tire ses propres conclusions.

Sur une note purement technique, Curling s’avère captivant jusqu’aux derniers photogrammes. Le travail de la directrice photo Josée Deshaies cristallise l’univers régional et distant de ce petit village. Même si nous partageons un grand frisson avec l’équipe technique, un tel accomplissement visuel aura valu la peine qu’elle se gèle le « derrière » de la sorte. Il faut dire que le contrôle de la caméra se révèle essentiel ici pour mettre en valeur les émotions et le comportement des personnages. Des mouvements, sous forme de travellings très discrets, captent l’intensité des scènes. Le film est d’ailleurs dénué de toute séquence qui aurait pu nuire à son espace sonore. Une sobriété qui paie énormément étant donné l’état pur et cru du long métrage. C’est avec ces deux compléments que Côté parvient à donner à sa vision du monde. Nous sentons que l’hiver, ou la température extrême, est beaucoup plus essentiel au développement émotif des protagonistes qu’à l’ensemble visuel. Mais ici, les deux évoluent harmonieusement afin de toujours conserver l’attention de l’auditoire.

Dans le paysage cinématographique contemporain, Denis Côté se classe facilement parmi ces artisans édifiant des trames alternatives et beaucoup plus profondes. Sans vouloir dénigrer le courant majoritaire, c’est dans ces oeuvres que nous retrouvons une vraie raison d’avoir confiance en notre cinéma national. Comme Stéphane Lafleur (Continental, un film sans fusil) ou Sophie Deraspe (Les signes vitaux), il est en tête de file dans l’exploration de nouvelles thématiques. Débordant d’originalité et d’un intense désir de raconter une histoire « vraie », ces exemples sont certainement les fondations autour desquelles doit se bâtir notre avenir culturel, notre nouveau cinéma. Avec une finale aussi ouverte, Curling se clôt d’une manière quasiment nostalgique. Des questions n’ont toujours pas trouvé réponses, mais le futur semble si prometteur que l’on oublie vite nos propres préoccupations. Rares sont les oeuvres affichant autant d’audace et de vision que cet opus de Denis Côté. Son travail est celui d’un artisan en contrôle total de son art. Peut-être s’agit-il d’une illusion ou d’une agréable surprise. Mais les images qui ont été captées pour forger ce récit révèlent néanmoins tout le talent d’un réalisateur et de ses interprètes. Ici, la fiction est aussi naturelle que la réalité qu’elle imite.
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Critique publiée le 12 novembre 2010.