Der Untergang (
La chute, 2004) de Oliver Hirschbiegel représentait pour Bruno Ganz une sorte de consécration; loin de passer inaperçue, son interprétation devait beaucoup à son potentiel de ressemblance avec Hitler.
Une exécution ordinaire offre la même opportunité à André Dussolier, un peu comme s’il était temps de replacer l’acteur français sur le devant de la scène avec un rôle choc, pour ainsi dire, une prouesse axée sur les mêmes ingrédients que
La chute. D’un côté, les derniers jours de la vie d’Hitler, saisis dans le fin fond d’un bunker. De l’autre, les derniers soupirs maladifs de Staline, paranoïaque enfermé dans son bureau du Kremlin. C’est malgré cette légère impression de redite que le film de Marc Dugain mérite le détour, même si certains aspects pouvaient laisser dubitatifs, à commencer par le choix de la langue : le français. Mais l’absence du russe dans ce film où se déploie une pléiade d’acteurs français - Marina Hands, Tom Novembre, Edouard Baer, Denis Podalydès - ne dérange pas plus qu’il faut, d’autant que chacun donne l’impression d’être à sa juste place. C’est à ce titre que Podalydès endosse l’habit d’un personnage dostoïevskien, l’un de ces concierges d’immeubles, ces êtres maladivement curieux de la vie des autres comme il en regorge chez Gogol et dans la plupart des romans russes. Nul besoin encore d’accoler au ton grave de Tom Novembre un quelconque accent russe. Et cet Edouard Baer, dont la voix bavarde et fatigante dans le récent
Les herbes folles entachait le récit de Resnais, est presque réduit au mutisme - approprié en ces temps de dictature.
Une exécution ordinaire se déroule en 1952, alors qu’un régime de terreur plane sur toute l’URSS et que Staline vient de mater « le complot des blouses blanches » : des médecins juifs, accusés d’avoir empoisonné des dignitaires du Parti, sont arrêtés; parmi eux, le médecin privé du Petit père des peuples… Marc Dugain débute son film alors que ce poste particulier est à combler. C’est la jeune Anna (Marina Hands) qui doit répondre à l’appel. Choisie comme médecin par Staline pour ses dons de magnétisme, elle devra se couper de sa vie privée. Au cours de cette relation tenue secrète sont dévoilées les origines de la terreur et les méthodes employées par le dictateur. Si certains historiens pourraient grincer des dents au regard des faits avancés, il n’en reste que Dugain ne prend rien pour acquis. Son travail étant le fruit de nombreuses recherches, le cinéaste est conscient du manque d’information sur la vie privée du dictateur soviétique et offre une prise de recul des plus méritantes. Les gestes quotidiens de Staline, la relation qu’il entretient avec son médecin, ainsi que ses peurs et malaises, valent pour autant de faits plausibles. Ce pari de crédibilité étant gagné, Dugain mise beaucoup sur l’interprétation d’André Dussolier.
Pour un film mettant en scène un homme ayant marqué l’Histoire, beaucoup se joue dans ce qui précède et mène à la première présentation du personnage. Avec
Une exécution ordinaire, rien ne pousse le spectateur qui serait tombé sur le film par hasard à supposer qu’Anna va être amenée à se trouver face au Petit père. Pourtant, quelque chose nous dit que cela va arriver dès l’instant où elle est escortée par des agents alors qu’elle pense faire l’objet d’une arrestation classique, comme il s’en faisait des centaines par jours à l’époque. Une fois rendue dans l’enceinte du Kremlin, Marc Dugain insiste sur ces détails pour lesquels il n’accordait jusque-là aucune importance - le son des portes qui s’ouvrent et se referment, les craquements de parquet sous les pas hésitants de la jeune femme trimbalée de pièce en pièce. Plus d’une vingtaine de minutes après son ouverture, le film fait une description à la fois minutieuse et incertaine de l’« antre de la bête », ce qui renforce l’attente, voire l’anxiété, des spectateurs jusqu’à ce que, sans trop savoir comment, nous nous retrouvions face au dictateur. Il vient alors de se jouer une grande partie des effets recherchés par le récit.
Car au-delà de l’irréprochable travail de maquillage opéré sur Dussolier, le Staline qu’il interprète apparaît d’abord comme un grand-père presque attendrissant dans ses déplacements. Loin du monstre attendu par certains, nous sommes à des années lumières de la férocité d’un Bruno Ganz dans la peau d’Hitler. Si la comparaison n’a lieu d’être, c’est que la perversité du personnage est ailleurs : pour relancer son récit, Dugain va chercher à décortiquer la méthode de Staline, cette terreur lente et calculée qui fait toute la différence. On se surprend à scruter la moindre intonation de Staline/Dussolier, ses petits gestes ou clignements d’yeux valant pour autant de condamnations à mort lancées à distance. Et nul besoin de décrire la grande machine derrière l’homme, le spectateur est effaré par l’étendu de son pouvoir, exécuté avec tact et douceur. La caméra avec laquelle nous l’observons pourrait, après un bref coup de téléphone ou une note rédigée, se retrouver balayée, rayée de la liste. S’il est regrettable que Marc Dugain n’ait pas davantage souligné notre vulnérabilité, la composition maîtrisée de Dussolier saura réconcilier les sceptiques. En renfrogné, sans que jamais personne n’ose entrer dans son bureau, ne serait-ce que pour le réveiller chaque matin, Staline accomplit ces gestes de tous les jours - boire, s’asseoir, écouter de la musique - qui requièrent notre attention puisqu’ils dictent les contraintes quotidiennes de toute une nation. Quelque peu facile et réchauffée, la symbolique de l’infécondité du couple Anna/Vassily qui ne trouve refuge pas même dans une chambre pour avoir des enfants, rappelle qu’en ces temps un seul est en droit de décider.
Si Marc Dugain respecte son contrat et que son film mise juste, c’est aussi parce qu’il a su s’entourer - soulignons encore le travail de Stéphane Chauvet et Fabrice Herbet au maquillage. La remarquable photographie d’Yves Angelo établit la morosité des non-couleurs pour les séquences à l’intérieur du Kremlin et influe aux rares scènes extérieures la froideur requise. Ce grand professionnel, à qui l’on doit l’image de
Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1991) et
Germinal (Claude Berri, 1993), a lui-même réalisé plusieurs films méritants dont
Les âmes Grises (2005), qui laisse un autre souvenir fort de Marina Hands. Pour ce qui est des décors d’Yves Fournier,
Une exécution ordinaire s’inscrit dans la lignée de ces films ayant pour sujet la vie quotidienne sous l’ère soviétique et qui abordent la question des espaces privés/publics : par exemple,
Silk Stockings (Mamoulian, 1957) parquait les camarades sujets de la nation dans des cases leur servant de logements. Marc Dugain reprend ce motif et élabore des décors faisant pression sur les personnages, comme l’hôpital dans lequel travaille Anna où tout est construit à l’identique. C’est que pour les occidentaux que nous sommes, une telle organisation oppressante et sclérosée de l’espace est toujours autant source de fascination, ce qui laisse penser que le sujet est bien loin d’être épuisé. Histoire à suivre donc, jusqu’au jour où sortira un nouveau drame biographique sur Staline, cette fois-ci, peut-être, signé par un réalisateur russe.
Critique publiée dans le cadre du Festival de films francophones Cinemania 2010