Des hommes et des dieux (2010)
Xavier Beauvois
Entre le ciel et l'enfer
Par
Mathieu Li-Goyette
Vouloir filmer la religion, le sacré, relève d’une volonté profonde de se pencher sur l’homme. L’homme et ses rites, l’homme et ses dogmes, l’homme et ses dieux qui, si souvent, semblent être la cause des fanatiques comme des apôtres. Alors, quand Xavier Beauvois se penche sur l’assassinat de sept moines de l’Ordre cistercien perpétré en 1996 par le GIA (Groupe islamiste armé), il traite non seulement d’une politique de violence (la colonisation française comme l’extrémisme), mais aussi de la façon dont un individu peut encore mourir pour sa foi à notre époque. Hommes, puis dieux par leur courage, mais aussi par leur statut de martyrs, c’est en reprenant la boutade christique de « l’homme est à l’image de Dieu » que les éléments, lors d’un visionnement de Des hommes et des dieux, s’assemblent et se défont.
L’homme est à l’image de Dieu parce que son fils, le Christ, s’est fait homme, mais aussi parce qu’il se représente la présence divine dans son for intérieur. Ces frères croient ainsi afin de poursuivre un chemin dans la bonté et la vertu. Envoyés en Algérie à l’abbaye Notre-Dame de l’Atlas (fondée en 1938), ils soignent et apportent une aide matérielle à la population locale, jusqu’au jour où le groupe armé viendra les enlever et les exécuter. Le drame auquel nous assistons n’est donc pas plus ancré dans le conflit entre deux religions que dans la dichotomie entre deux manières de croire, deux façons de voir un dessein tracé par le divin dans les événements sociopolitiques.
Car quelle est l’incidence cosmique dans le périple d’une existence dévouée à saisir l’insaisissable? Le sacrifice des moines crée-t-il un sens, voire une signification nouvelle à un conflit millénaire? Beauvois, sans chercher à répondre à ses questions (puisqu’une réponse amènerait avec elle une résolution à l’insoluble, ce qui serait risqué, voire « grossier »), expose des faits, délimite les frontières et les obstacles d’une foi contemporaine. Une foi dénuée de son apport miraculeux, iconographique. Une foi entrant pleinement en communication avec une économie régissant le quotidien des moines autant que leurs prières en choeur encadrent chacune de leurs journées. Observées dans le silence, de profil et sans glorification aucune, elles remplissent un vide, le vide terrifiant que laisse derrière lui le chaos des guerres, des injustices et ainsi de suite. Leurs chants tranquillisants, tout comme l’essentiel de leur travail de soigneurs auprès de la population locale, apaisent la zizanie des environs où les oppositions entre chrétiens et musulmans, puis entre colonisés et colonisateurs, agissent comme points cardinaux de la situation algérienne. Boussole parfaitement conçue par Beauvois, elle nous place au centre des convergences avec comme point de vue celui des religieux (Français, le cinéaste ne pourrait être honnête en choisissant des angles multiples), puisqu’après tout, Des hommes et des dieux est un hommage à l’impasse qui s’abattit sur ces gens.
Dialecticien d’une espèce rare, explicateur des plus pédagogues, l’auteur scinde son récit entre une première mise en contexte d’une heure où le quotidien - unité de mesure du récit - est présenté à travers les tâches menées par les frères de l’abbaye. Ils cuisinent et labourent les champs, ils préparent et vendent du miel au marché dans une vie d’échange honnête entre le labeur et la providence. Ils alimentent leur propre routine d’un travail équitable et d’une bonté qui ne peut que chérir leurs raisonnements internes. Car à l’interne, à commencer par le plus jeune des frères, l’Amour de Dieu est des plus difficiles à entretenir. Nombreux sont ceux qui voudraient échapper à cet engagement des missionnaires installés là-bas depuis le temps des colons et se réfugier en France. Certains évoquent même l’hypothèse de se défroquer et de retourner à la plomberie, aux syndicats et à la famille. Or, leur mission perdrait de son sens. Ils briseraient un serment vieux des premiers temps de l’occupation française. Le travail de réconciliation entre deux peuples, deux religions, entamé par les moines trappistes tomberait de nouveau dans l’oubli alors qu’un sacrifice, un soi-disant martyr contemporain où ils risqueraient leur vie, démontrerait à l’Église comme au monde la possibilité de la cohabitation. Et bien qu’ils ne recherchent pas non plus la mort, cette dernière plane dès le départ au-dessus de leurs têtes à la manière d’une tension baroque, façon qu’a Beauvois de filmer chaque plan comme s’il était le dernier, comme si le moindre instant se suffisait et, par sa suffisance, instaurait l’idée qu’il pourrait s’arrêter et emporter avec lui le reste de vie qu’il captait.
Captation à la manière de Rossellini, amour du métier de comédien (qu’il pratique bien plus souvent que celui de metteur en scène) comme celui de l’improvisation qu’il reprend ouvertement de Cassavetes, ce qui intéresse particulièrement Beauvois, c’est précisément la recherche du vrai dans un monde de faux-semblants et d’idées préconçues. En-dessous des étiquettes politiques que son film revêt presque par dépit - l’Algérie n’y est qu’en drapeau et non en politique - la recherche du cinéaste rejoint les mots de Bazin à propos du maître néoréaliste dans quelques scènes : celle des moines et de l’hélicoptère - la plus belle de l’année - et celle du dernier repas. Et cette façon de tourner, de diriger des comédiens en attendant un calme miraculeux que la caméra retranscrira aussitôt, est la manière dont Beauvois procède pour nous représenter « la totalité dans la simplicité », la spiritualité filmique doublée de son effet par le sujet lui-même; un espace pour les plus grandes réflexions tandis que le dilemme, en apparence, est des plus simples : rester et mourir ou partir et survivre. N’empêche qu’un petit quelque chose, une petite épice faisant la spécificité de l’auteur s’ajoute à ces scènes par le travail de la bande sonore visant à faire coïncider deux espaces physiques différents, puis deux espaces spirituels distincts.
Mais ces raisonnements et ces dilemmes sont élastiques et plus l’on tire, plus l’on risque la rupture totale. L’essentiel du film de Beauvois consiste donc à plaquer sur une succession rapide de jours monotones (même si rien ne l’est quand autant de personnages sont intéressants) une série de conversations distinctes ayant comme grande thématique les relations hétérogènes qu’entretiennent un peuple et ses homologues. D’une relation à l’autre, on relâche la pression sur la plaie, laisse couler le sang, réapplique la pression, puis l’on répète le processus.
L’alternance entre deux atmosphères très simples - tranquille et stressante - a été dénichée dans l’écriture des personnages, ces « hommes » dont nous parle le titre et qui, sous la tutelle de Beauvois, composent une galerie de protagonistes par lesquels la plus grande part de réflexion nous arrive d’un pesant silence. Ils se rendent à l’évidence lors de la cène finale qu’une inadéquation entre leur corps et la Terre s’est imposée d’elle-même. Qu’à chercher toute une vie une adéquation entre ce monde et l’esprit pour que le monde se fasse esprit, c’est finalement les forces physiques qui les précipiteront vers l’au-delà. Les actions qu’ils posent, du premier plan où ils adorent leur Dieu jusqu’au dernier où ils disparaissent dans la neige le front fier est l’espace du divin. L’espace silencieux où seule la paix devrait se chanter, où le silence d’un désert les engloutit et les oblitère jusqu’à ce qu’ils se fondent dans le décor, égrenés par leur foi.
Ce théâtre de gestes d’humanité superbes dépassent le terre-à-terre institué tout au long des deux heures de Des hommes et des dieux. Quelques perches tendues par Beauvois donnent de l’espoir, viennent boucler une boucle que nous croyions trop souvent impossible - la conjugaison du « corpo-centrique » et du sacré, de la Terre et du Ciel. Le plan clé du film, emprunté vaguement, mais certainement, à Giotto, nous l’explique enfin par un jeu de composition où l’hélicoptère s’approche du monastère où les moines chantent leur foi. Hélices et cordes vocales se font compétition. Une mince ligne d’arbres découpe en diagonale le cadre séparant ainsi les Hommes et les Dieux : ce que sont les hommes aujourd’hui et ce que sont les dieux d’aujourd’hui. Des hommes et des dieux est le constat de cette déviation des termes, de cette bêtise.
Critique publiée le 24 février 2011.