DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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We Don't Care About Music Anyway (2009)
Cédric Dupire et Gaspard Kuentz

Portrait de l'accord entre une musique et un paysage

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Tokyo, filmée ainsi, a des allures de ville du futur. La métropole japonaise se déploie sous nos yeux telle une étrange intersection entre l'ébullition et la décomposition, sorte d'accumulation désordonnée de ces activités contradictoires animant la vie en accéléré qu'elle abrite. Renvoyant à l'image, la trame sonore de cette scène n'est pourtant pas directement celle du réel qui nous est présenté. C'est une fabrication synthétique, une sorte de mirage auditif dont le grondement statique s'accorde illusoirement avec le mouvement de l'existence. La sensation est étrange, presque extra-terrestre. Notre monde n'est plus ce qu'il était. Sa symphonie s'est modifiée, et le son des oiseaux s'y mêle naturellement à celui de ces pelles mécaniques qui évoquent par leur conception un ancêtre animal. Ils ne font plus qu'un, nouvel organisme légèrement déréglé articulant sa symbiose autour d'une montagne de déchets. On retrouve cette mentalité saprophage dans le noise, musique qui se nourrit de ce que les autres avant elle avaient abandonné à la périphérie. Matériau délétère, résidu obsolète. « Bruit » : le mot lui-même renvoie à l'opposé de ce qui est jugé musical.

L'idée d'une musique noise, même si elle est depuis longtemps établie, semble donc encore aujourd'hui tenir de l'improbable paradoxe conceptuel. Peut-être demeure-t-elle légèrement aliénante aux yeux de plusieurs parce qu'il s'agit toujours, au fond, d'une proposition théorique audacieuse. Embrasser ainsi le bruit, la violence sonore, l'absence de forme définie, c'est rejeter de front la conception classique de la beauté à la recherche de nouveaux termes capables d'exprimer de nouvelles réalités. Le violoncelliste Sakamoto Hirochimi, lors d'une conversation avec ses pairs, affirme que son instrument de prédilection a été gâché par la « perception bourgeoise » qu'en entretiennent ses compatriotes. Mais le violoncelle, entre ses mains, s'ouvre à ses propres possibles inexplorés là où normalement il limiterait son potentiel expressif à une série de contraintes. We Don't Care About Music Anyway établit ainsi au fil des plans et des prestations un manifeste en faveur de cette vision alternative de la beauté, telle que la formulent ces musiciens qui ont capté du chaos la fragile harmonie. Il s'agit d'abord d'un bon film. C'est un documentaire sur la scène noise japonaise ensuite.

Bon film parce que la forme s'y accorde avec le sujet d'une manière qui dépasse la simple exposition linéaire des faits objectifs. Si le portrait documentaire est une affaire de proximité, le film de Cédric Dupire et Gaspard Kuentz s'avère exemplaire par sa manière de coller à une vision spécifique du monde, de la rendre à l'écran par une série d'effets poétiques judicieux qui transcendent la matérialité des paysages et la dimension strictement musicale des performances captées. Un musicien interviewé, affirmant que toute création est inspirée de l'environnement qui a forgé le créateur, résume assez bien le propos de We Don't Care About Music Anyway; mais c'est à l'intérieur même de ce mariage gracieusement insolite entre l'image et le son que l'idée trouve sa plus probante expression. La musique se substitue aux sons de l'environnement, faisant ressurgir une vérité inédite des textures et des formes de cette modernité japonaise. La musique agit en ce sens à titre de révélateur, en même temps qu'elle se dégage de sa simple fonction musicale pour devenir paysage sonore.

De ce fait, la musique n'est plus confinée à la fonction de bel objet, de raffinement culturel, comme un bête produit de consommation de luxe se définissant par son degré de sophistication. Elle relève de l'expression vivante et viscérale d'une volonté d'exister à même son époque, en même temps qu'elle devient outil de résistance à celle-ci. Elle est à la fois violence faite au monde et manière d'en exprimer l'étrange beauté, abjection et fascination, rejet et acceptation. Affirmation simultanée d'un ancrage et d'une déconnexion, puisque nous ne choisissons pas le monde dans lequel nous sommes, mais que nous pouvons encore décider d'y adhérer ou non. Les musiciens que filment Dupire et Kuentz semblent conscients d'exister sur cette mince ligne entre l'ouverture et la réclusion, conscients aussi de prendre beaucoup à ce monde auquel ils cherchent pourtant à échapper. Ce titre, We Don't Care About Music Anyway, n'est donc pas tant l'affirmation d'un nihilisme global qu'un rejet de cette convention qu'est l'idée même de la musique, avec les règles et les structures qu'elle implique. Et, par extension, c'est sur tout un ordre social figé que triomphent les individus dépeints par ce documentaire inspiré et inspirant, par lequel une musique réclame sa place dans le réel.
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Critique publiée le 17 octobre 2010.