DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Midnight Special (2016)
Jeff Nichols

Renouveler la foi du cinéphile

Par Sylvain Lavallée
Dans Close Encounters of the Third Kind, un père fuyait sa famille et ses responsabilités terrestres en se laissant emporter par un sublime spectacle son et lumière ; dans Midnight Special, sans trop en dire, un père (Michael Shannon) tente de protéger son fils doté de dons miraculeux en se dirigeant avec lui vers une finale semblable, un déploiement merveilleux d’effets spéciaux. Autrement dit, du film de Steven Spielberg, Jeff Nichols a su retenir exactement ce qu’il fallait retenir, le sens du spectacle et une croyance aussi profonde qu’émouvante envers le cinéma, en laissant de côté cette fuite dans l’artifice qui fait parfois du cinéma de Spielberg un pur divertissement, dans le sens propre du terme : pour Nichols en effet, rejoindre les lumières dans le ciel n’est pas une manière de se divertir de son quotidien accablant, c’est le seul moyen au contraire d’affronter ses tracas. Plus qu’une simple imitation ou influence, Midnight Special serait donc une prolongation naturelle, un film que Spielberg lui-même n’aurait jamais pu réaliser (jamais de bons pères chez lui, du moins dans ses blockbusters, tout au plus ils le deviennent à la dure en aidant leurs enfants à échapper à des spectacles dangereux et détraqués, comme ceux de Jurassic Park ou War of the Worlds), mais démontrant que les leçons du maître (ou plutôt du père) ont bien été absorbées.
 
Car de tous les films récents à se réclamer ouvertement de l’influence de Spielberg, Midnight Special est l’un des rares à user de cette figure du père responsable pour éviter de se laisser engloutir par le spectacle son et lumière, à combiner la splendeur visuelle des premières œuvres aux réflexions plus en prises avec le monde des récentes, sans sacrifier la candeur de l’émerveillement sur l’autel d’un cinéma dit adulte (un équilibre que même Spielberg n’arrive pas toujours à maintenir). Réapprendre à être émerveillé par le cinéma, par ses possibilités, reproduire à chaque film ce choc légendaire des premiers spectateurs qui craignaient que les trains sortent de l’écran, voilà l’enjeu de ce cinéma, construit autour de la question de la foi : le regard émerveillé des personnages de Spielberg, illuminé par une lumière venant du ciel, tient de miroir pour le regard du cinéphile croyant, illuminé par cette lumière projetée sur cet écran plus grand que lui ; il faut croire aux lumières dans le ciel (au cinéma) pour se laisser imprégner par elles (lui).
 
Dans Midnight Special, cette lumière surgit cette fois du regard d’un enfant, Alton, qui projette ainsi des visions aux hommes – un enfant-cinéma donc, figure spielbergienne s’il en est une, obligé de vivre la nuit, comme dans l’obscurité d’une salle, et autour de qui se rassemble un culte, une bande de cinéphiles guidant leur existence à partir de ce qu’ils découvrent dans ce regard. Le film nous demande de croire à cette fiction d’un enfant-cinéma, donc de croire au cinéma : vieux truc de mise en scène un peu oublié de nos jours, si les effets spéciaux paraissent « spéciaux », c’est qu’ils sont présentés comme tels, comme des intrus dans cet univers autrement réaliste. Il est vrai qu’il faut toujours croire aux effets spéciaux, à défaut de quoi nous ne pouvons adhérer à la fiction, mais les films représentant leurs effets comme « spéciaux » font de cette croyance un enjeu explicite en nous plaçant avec les personnages, leur regard émerveillé servant de relai au nôtre. Dans Take Shelter, Nichols utilisait aussi des effets spéciaux numériques pour créer une rupture, pour représenter les visions du personnage principal (toujours Michael Shannon) : le CGI étant une sorte de faux qui essaie de se faire passer pour vrai, son intégration à des images en prise de vue réelle crée un trouble ontologique, et Nichols se servait de cette incertitude pour caractériser les images mentales du personnage (prédit-il ou non l’avenir ? ces images sont-elles « vraies » ou « fausses » ?) La paranoïa de Take Shelter provenait d’une perte de foi, personne ne voulant croire avec Shannon à ses visions (même le spectateur hésitait), alors Midnight Special reprend les mêmes motifs (notamment, la paranoïa et le père cherchant à protéger sa famille) en les ré-agençant pour permettre de retrouver cette foi perdue, pour croire au CGI malgré sa nature factice (et donc, pourrions-nous extrapoler, pour nous ré-apprendre à croire au cinéma contemporain, un peu comme le faisait Ang Lee dans Life of Pi).
 
L’incertitude proprement fantastique de Take Shelter fait ainsi place, dans Midnight Special, au merveilleux de la science-fiction. Les miracles du CGI sont vus par tous, il n’y a pas de doute sur la réalité de ce qu’il représente, mais le CGI signifie encore un autre régime de représentation en ce qu’il provient d’un ailleurs mystérieux : le CGI n’est plus un faux qui se fait passer pour vrai, mais une image de nature différente qui peut s’intégrer à la prise de vue réelle à condition d’inciter le spectateur à y croire, à accepter la présence du CGI malgré son statut explicite d’étranger. Mais percevoir les effets spéciaux comme des intrus dans un univers réaliste, cela implique de croire à cet univers comme à un monde tangible (si l’image cinématographique n’était qu’une illusion de réalité, le CGI ne serait qu’une illusion de plus, cohérente et homogène), comme si les effets spéciaux nous ramenaient ainsi à notre émerveillement premier envers l’image mouvante, envers l’étrangeté intrinsèque d’une telle image représentant la réalité (ou du moins une réalité) : croire aux lumières dans le ciel, ce n’est donc pas se laisser berner par l’artifice, c’est renouveler notre foi envers le monde grâce à celles-ci.  
 
Mais pour qu’un tel projet de mise en scène fonctionne, les effets spéciaux ne suffisent pas, il faut encore et surtout un acteur pour nous inciter à croire avec lui : il faut un Michael Shannon, toujours un peu en marge de la communauté, transportant avec lui une vérité qu’il défend avec une conviction inébranlable. Qu’il soit jugé fou parce qu’il révèle aux banlieusards la profondeur de leur désespoir (Revolutionary Road) ou parce qu’il veut protéger sa famille d’une fin du monde qu’il est le seul à pressentir (Take Shelter), qu’il soit un extraterrestre venu reconstruire la gloire de son monde disparu (Man of Steel) ou un vendeur de drogues excentrique offrant des visions du passé, du présent et du futur (The Night Before), c’est toujours parce qu’il reste trop fidèle à ses convictions personnelles qu’il doit être rejeté, et s’il apparait souvent comme une menace pour la communauté, à tort ou à raison, c’est que la ligne est souvent mince entre le vilain de service et le visionnaire. Un tel acteur, si déterminé même s’il sait bien qu’il marche à contre-courant, emporte facilement notre croyance, il nous amène dans son monde et son projet, quand bien même nous ne savons pas tout à fait où il nous mènera, comme d’ailleurs, dans Midnight Special, il entraine dans sa fuite son ami (Joel Edgerton) et la mère d’Alton (Kirsten Dunst). Si lui est prêt à tout pour protéger l’enfant-cinéma, parce qu’il croit en ses pouvoirs, en sa valeur, difficile de ne pas en faire autant — avec en plus Adam Driver, dans le rôle de François Truffaut, son mal-être excentrique transformé pour l’occasion en malaise sympathique, et Sam Shepard, dans le rôle de Sam Shepard, comment ne pas y croire avec eux ?
 
Nichols parvient ainsi à remonter à la source du cinéma de Spielberg : loin d’être infantilisant, comme il a souvent été reproché à Spielberg (sans doute avec raison parfois), ce projet de retrouver le regard de l’enfant permet surtout de rejouer encore et encore la perte de l’innocence, de renouer avec ce qui a été perdu pour constater que c’est effectivement perdu, d’où la profonde mélancolie de ce cinéma. Midnight Special, de même,se présente comme un passage à l’adolescence, avec la culture populaire (les comics que lit Alton entre autres, mais aussi, évidemment, le cinéma) servant de formation à l’adulte en devenir (c’est par la kryptonite que l’on apprend la mort, et d’ailleurs l’histoire d’Alton est une variante de celle de Superman, celle d’une nature double, composée de deux familles). C’est qu’il faut tous quitter tôt ou tard l’enfant-cinéma, les lumières dans la salle se rallument fatalement après chaque projection, mais pour ceux qui ont bien voulu y croire, comme les personnages dans les derniers plans de Midnight Special, ce regard nouveau sur le monde légué par l’enfant-cinéma ne les quittera jamais. À un moment où tous les cinémas et les clubs vidéo semblent fermer leurs portes, voilà enfin un film pour rappeler aux cinéphiles que tout n’est pas perdu.
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Critique publiée le 25 mai 2016.