DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Vision (2009)
Margarethe von Trotta

Le monde des sensibles

Par Mathieu Li-Goyette
Au départ, Vision est un projet destiné à l’échec financier. Film relatant les faits et gestes de la soeur Hildegard von Bingen durant le XIIème siècle, il met en scène sa montée au sein du pouvoir de l’Église et la personnalité à plusieurs facettes lui ayant permis, exceptionnellement, de quitter son abbaye d’attache pour fonder son propre couvent. Féministe avant l’heure disent certains, ses écrits sont surtout d’une modernité désarmante lorsqu’ils remettent en question les commandements de l’Église (tel l’auto-flagellation), parlent de la sexualité (du point de vue de la femme - une première dans l’Histoire de l’Occident) et s’évertuent à replacer l’homme dans le cosmos et la nature qui le matérialisent. Enfermée dans l’abbaye, elle s’entoure de personnages dont les intentions restent floues d’un bout à l’autre du film - le silence, de mise dans le sanctuaire, semble les empêcher de se dire tous ce qu’ils devraient se dire - et contraint le spectateur pour une grande partie de l’oeuvre à se pencher sur l’organisation catholique du moyen-âge, les luttes internes de pouvoir et la politique du temps, peu diffusées et étudiées ici.

Mine de rien, il est aussi rare de voir le moyen-âge représenté avec autant de détails au cinéma. La qualité des décors, des costumes et coutumes forgent un univers d’abord crédible, mais ensuite d’une sobre beauté; les étoffes, les foulards et les couleurs pastels des robes nobles sont autant de micro-détails se superposant dans la vision emplie de compassion qu’offre von Trotta. L’impression, lorsque l’on se rapproche, de sentir, de toucher et de voir les reliefs des robes de l’abbaye donne à Vision une odeur (fait rarissime pour un film, qui plus est d’époque), un quelque chose appartenant au monde du sensible pur où ces objets incarnés se voient porteur d’une histoire, celle de la religion catholique, la plus complexe et tentaculaire de notre moitié du globe. Mais que faire de ces costumes? De ces décors sans récit tout aussi ficelé serré que le voile des soeurs?

Après les incarnés, il y a les « incarnants », les interprètes, les textes et la structure épisodique de von Trotta qui ne cherche non pas à situer la suite des scènes dans une logique causale où chaque séquence expliquerait la dernière et la suivante, mais bien par segments, dépendants les uns des autres la plupart du temps et dont chaque mécanisme consiste à mettre en son centre Hildegard et, en orbite autour d’elle, un personnage. Des premières minutes où l’on assiste à sa première vision venue du divin jusqu’aux jalousies de sa consoeur de jeunesse Jutta, chaque scène se suffit en ce sens qu’elle ne sert qu’à démontrer un trait de caractère précis de Hildegard. Avec ce système, von Trotta crée du doute et du conflit dès que deux relations convergent vers la protagoniste. Les adorations se transforment en mécontentements et en traitrises puisque bénies par le Ciel, Hildegard communique ce qu’elle entend du Seigneur lors de crises incontrôlées. S’il y a jalousie lorsque deux vecteurs d’affection se croisent, c’est qu’il y a aussi de l’indicible lorsqu’un troisième parti - une organisation, celle de l’Église, celle des nobles - se mêle à la séquence. Communiquant à ses « complices » par des regards et des silences, le personnage de Hildegard trace des lignes pointillées vers chacun d’eux; l’amour pour sa protégée Richardis est peut-être plus que de l’amour « maternel » tout comme son affection pour son moine copiste attitré, le frère Volmar - seul personnage dénué de malice et qui a l’effet d’un glaçon réconfortant sur toutes les passions et colères du récit.

Ces zones de sous-entendus rappellent immédiatement celles que l’on a pu voir dans Doubt (John Patrick Shanley, 2008). Les figures austères de ces deux oeuvres, emprisonnées par leurs habits, communiquent difficilement - elles se sentent surveillées par une puissance supérieure - et n’ont de préoccupations que la bonté et la vertu envers autrui. Dans Vision, von Trotta modifie légèrement ces derniers attributs en faisant de la montée de Hildegard de soeur à mère supérieure, puis fondatrice d’un couvent le « success story » d’une femme émancipée. Retenue par l’Histoire surtout pour ses écrits sur la médecine naturelle et pour ses nombreuses compositions, elle est la première écrivaine de musique dont la vie détaillée nous est parvenue. Jouant des pièces écrites de sa main, Hildegard canalise la foi de ses ouailles dans une force créatrice qu’est celle du chant et de la lyre. En ce sens, Vision abonde de ces compositions et renforce l’aura non pas religieuse, mais plus universellement spirituelle. Le traitement du sacré s’y retrouve à l’opposé de celui d’un Bruno Dumont, qui le déniche dans le temps et la patience, ou d’un Rossellini, qui l’a souligné à même le réel, mais bien dans un mode d’interprétation impressionniste. Vu à travers les yeux de Hildegard, les visions sont des trous béants dans le ciel, un oeil de feu se dessinant par-dessus le Soleil, des moments d’extase visionnaires où la détermination du regard de la soeur semble se retourner contre elle, la happer de plein fouet et la faire chavirer sous le poids de la responsabilité qu’une force supérieure lui incombe.

Traitant le cadre comme un aplat où la couleur est unie au possible, certains éclairages et déplacements de caméra annoncent l’approche du choc de la vision. Par une méthode alliant l’oblique au close-up, von Trotta tente deux procédés distincts : la contorsion du monde tangible sous le poids du sacré (tant religieux qu’institutionnel - façon Masaki Kobayashi) et la transfiguration picturale du visage de Hildegard sur l’image du film. Idole des personnages, la soeur est autant croyante qu’elle est elle-même déité captée par la caméra, étendard féminin d’un monde où le préjudice de l’homme envers l’autre sexe l’emporte au XIIème comme au XXième siècle. Moins nombreuses à l’époque qu’elles le sont aujourd’hui, c’est pourtant ces personnages qui ont toujours intéressés von Trotta depuis la femme aux résistances subversives de Katherina Blum. Ici, Hildegard se dépeint comme les saintes représentées dans l’art moyenâgeux - ces figures de repentance au halo doré - et le zoom avant a justement cette faculté, puisqu’il est de moins en moins utilisé, de rétrécir le champ où se maintient toujours le visage impassible et à élargir infiniment l’hors champ où se produit les bruits et signes divins qu’elle entend.

C’est-à-dire qu’à se concentrer sur le visage de son interprète Barbara Sukowa (habituée de la cinéaste, mais aussi muse des derniers jours de Fassbinder), elle concentre continuellement la subjectivité du film et relègue les questions plus bêtes du style « les miracles étaient-ils bien réels? » aux oubliettes. Tourné caméra portée (forcément, puisque von Trotta nous vient d’un cinéma national militant et non d’un septième art d’esthète bourgeois où l’on préconise symétrie et stabilité stoïque parfaite des plans), Vision est avant tout une expérience sensible et d’une élégance aujourd’hui rare. Les quelques plans de grue, les quelques danses menées par la caméra s’intéressent à restreindre chaque lieu du monastère et chaque moment passé à l’extérieur comme un espace tiraillé entre la réalité documentaire et l’effervescence baroque de l’appareil. Une sorte de lyrisme hybride en ressort conférant aux meilleurs instants de l’oeuvre la qualité de l’Histoire et l’unicité de l’alliage en l’époque et le contemporain, mais dont le propre est justement de plaquer à notre quotidien la sensibilité de cet autre temps.
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Critique publiée le 17 octobre 2010.