Un clin d'oeil...pour l'amour du 7e art
Par
Clara Ortiz Marier
Au cours de sa carrière, Pedro Almodóvar a su s’établir et se démarquer en tant qu’auteur grâce à son univers et son style propre. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, on ne peut que constater la manière dont ce cinéaste reconnu a su faire preuve d’unité au fil des années, et ce, dans l’ensemble de sa filmographie. Tant dans les thématiques choisies que dans la mise en scène, les types de personnages ou les intrigues développées, on ne peut nier une certaine cohésion, une continuité donnant toute sa pertinence à une phrase telle que : « J’ai aimé le dernier Almodóvar ». Puisque de la même manière dont on peut parler du dernier Woody Allen ou du nouveau Eastwood, il devient récurrent de discuter du dernier Almodóvar, d’en observer les particularités, mais aussi de le voir s’ajouter telle une nouvelle perle sur le fil qui unit et compose l’oeuvre prolifique du cinéaste. Dès lors, on pouvait facilement supposer qu’Étreintes brisées correspondrait à la facture à laquelle Almodóvar nous a habitués, jusqu’à l’année dernière où le réalisateur annonçait son projet de film portant sur la vie de Marcos Ana, poète espagnol emprisonné pendant vingt-trois ans sous le régime franquiste. Certains s’attendaient peut-être à un tournant dans l’oeuvre du cinéaste, un défrichement de nouveaux territoires, une nouvelle approche plus biographique ou politique. Mais gare à ceux qui espéraient qu’Étreintes brisées soit influencé par cet éventuel, ou tout au moins hypothétique, changement de direction ; le nouvel opus du réalisateur s’inscrit parfaitement dans la continuité de ce qu’il a écrit et réalisé dans le passé, que cela plaise ou non.
Ainsi, le cinéaste espagnol continue de nous raconter les péripéties et les drames vécus par les personnages peuplant son univers où passion, amours impossibles, et morts tragiques sont souvent au rendez-vous. Pour ce film, Almodóvar s’éloigne des histoires typiquement féminines pour s’attarder à l’histoire d’un homme, celle de Mateo Blanco (Lluís Homar), réalisateur de renom ayant perdu la vue dans un grave accident de voiture. Suite à celui-ci, l’homme désormais aveugle adopte le pseudonyme « Harry Caine », insistant sur le fait que Mateo Blanco n’est plus. Car ce dernier a non seulement perdu la vue dans cet accident, mais aussi Lena (sublime Penélope Cruz), la femme dont il était follement amoureux. Cet amour interdit et brutalement interrompu sert de point d’ancrage à l’ensemble du film, qui débute quatorze ans plus tard alors qu’un jeune homme se surnommant Ray X surgit dans la vie d’Harry Caine, lui demandant de réaliser un scénario qu’il aurait lui-même écrit. Malgré sa cécité, le réalisateur reconnaît le jeune homme : Ernesto Martel Junior, fils de l’homme auquel était mariée Lena. Cette mystérieuse visite pousse Harry à se replonger dans ses souvenirs et à raconter l’histoire de son amour impossible avec Lena, contaminé par la jalousie destructrice du mari, le sabotage du film qu’il réalisait à l’époque, et ce terrible incident où Mateo Blanco a cessé d’être. Dans une multitude de sauts temporels, le film alterne entre les événements présents et ceux se déroulant quatorze ans plus tôt, et c’est avec une habileté et une fluidité admirables qu’Almodóvar parvient à imbriquer ses différentes temporalités et à passer d’un niveau de récit à un autre.
C’est d’ailleurs l’une des forces d’Étreintes brisées qui, derrière son scénario aux allures simples, cache un curieux jeu de dédoublements et de mises en abyme. Il faut comprendre qu’en alternant entre le présent et le passé du personnage principal, il n’était pas seulement question d’insérer un récit dans un autre. En bon conteur qu’il est, le cinéaste nous raconte son film, dans lequel le personnage de Mateo/Harry raconte sa propre histoire, où il se trouvait lui-même à tourner un film, dont le récit n’est pas sans rappeler celui de Femmes au bord de la crise de nerfs, film réalisé par Almodóvar il y a de cela vingt ans. Dans cette construction en poupées russes, le réalisateur espagnol se permet une autoréférence cocasse qui pourrait être interprétée par certains comme un manque flagrant d’inspiration, et par d’autres comme un simple clin d’oeil au milieu du cinéma, une touche d’humour à qui veut bien se prêter au jeu. En jouant sur plusieurs niveaux, le réalisateur insuffle aussi cet esprit de dédoublement à ses personnages, avec leurs doubles identités, leurs pseudonymes et leurs nomreux secrets. Ainsi, Mateo Blanco deviendra Harry Caine, un pseudonyme nécessaire et une scission volontaire de la personnalité en réponse à un passé trop douloureux. Lena, ayant toujours voulu être actrice, se fera épouse et maîtresse, embrassant ce double rôle non pas par choix, mais par nécessité. Judith (Blanca Portillo), amie de toujours et productrice de Mateo, sera à la fois alliée et ennemie, prisonnière de ses secrets et de sa mauvaise conscience. Ainsi de suite, les personnages se révèleront tous dans leur double nature, aucun n’étant parfaitement blanc ou noir au sein de cette dualité, et c’est d’ailleurs bien ce qui donne au film d’Almodóvar sa teinte de réalité.
Bien que l’élément féminin soit moins prédominant dans le présent effort que dans les précédentes oeuvres du réalisateur, Étreintes brisées demeure éminemment « Almodóvarien ». Comme à l’accoutumée, l’univers d’Almodóvar se matérialise à travers ces détails qui ne trompent pas, comme l’utilisation symbolique des couleurs et la musique marquant fortement les événements dramatiques. Avec une mise en scène reposant sur une esthétique bien calculée, Almodóvar compose son film tel un tableau dont aucun élément n’est laissé au hasard. On peut admettre et admirer la maîtrise incontestable du réalisateur, mais alors que les divers éléments de cette grande toile nous sont donnés, le spectateur se trouve malheureusement à percevoir trop tôt les grandes lignes de celle-ci. Le dénouement du film se présente d’ailleurs sous la forme d’une scène où l’un des personnages passe aux aveux pour se libérer de quatorze ans de mauvaise conscience, scène où l’on prend un peu le spectateur par la main pour lui expliquer ce qui s’est vraiment passé. On nous donne les dernières pièces du puzzle, ce qui n’est pas sans rappeler la conclusion de Volver où la mère du personnage principal expliquait tout à sa fille. Ici, la résolution de l’histoire nous est dévoilée un peu de la même manière, par l’entremise de la confession d’un personnage impliqué dans l’intrigue. Mais ce qui déçoit un peu, c’est qu’Étreintes brisées offre un dénouement sans véritable surprise, les révélations semblant presque trop évidentes. Sans pour autant sous-estimer le spectateur, Almodóvar se permet cette finale aux allures de signature. En somme, bien qu’Étreintes brisées ne s’impose pas comme une oeuvre majeure du réalisateur, force est de constater qu’Almodóvar, avec ce film très maîtrisé, jette un regard vers le passé, à l’instar de son personnage principal. En évoquant son parcours de cinéaste à travers une mise en abyme évidente, le cinéaste regarde le septième art dans les yeux afin de mieux lui déclarer son amour. Au-delà d’une simple histoire d’amour entre un homme et une femme, il est bien question de témoigner de cette idylle liant le réalisateur au cinéma depuis déjà plus de trente ans.
Critique publiée le 1er janvier 2009.