Sentir l'univers autrement
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Assumer le point de vue d'un aveugle. Tel est le pari audacieux que relève Catherine Martin dans les premières scènes de son second long métrage, Dans les villes. Toucher pour voir, sentir dans le moindre détail ce qu'habituellement nous ne faisons qu'effleurer du regard. C'est dans cet apprentissage révélateur des sens que repose toute la profondeur du cinéma de la réalisatrice québécoise. Comme si sa caméra, non contente de reproduire la surface des choses, cherchait constamment à rendre aussi les autres dimensions de notre rapport à l'univers. Avant les idées, avant les scénarios, il y a chez elle cette sensibilité sensorielle qu'elle met ici de l'avant par la privation du regard. Limite imposée par la vie elle-même aux individus mis en scène, que Martin dépeint non pas comme une restriction, mais plutôt comme un accès nouveau au réel; voir par les mains, voir dans le noir par l'entremise d'une voix. Son mode de description dépasse les barrières généralement associées au cinéma, épousant les contours du monde par un geste plus organique que médiatique, médiatisant. Rituel exploratoire pour le spectateur dont ce n'est pas le quotidien; réinitialisation initiatique de la sensation.
De ce premier protagoniste, incarné par Robert Lepage, Dans les villes se détachera sans briser ce lien particulier au réel qu'il a établit. Fanny (Hélène Florent), que nous rencontrons par la suite, caresse l'écorce d'un arbre avec la même attention que l'aveugle Jean-Luc sent la texture dans la pierre d'un mur. Ils vivent tous les deux en retrait, si proches du monde mais simultanément si loin du rythme frénétique que dicte la ville qu'ils habitent. Ils se rencontrent dans l'acte de contempler, se rejoignent dans la conscience d'exister. Dans les villes, c'est aussi cette impression d'être entouré et en même temps parfaitement isolé des autres; une impression qui n'envahit pas seulement Carole (Ève Duranceau), une autre molécule de cet organisme, mais qui s'empare de tous les personnages du film, en proie à cette même insoutenable mélancolie qui emportera finalement la jeune femme. Un médecin dira à Fanny, au sommeil troublé : « Tu ne peux pas pleurer comme ça pour tous ceux qui n peuvent pas, où qui ne savent pas comment faire ». Mais cette fragilité semble être le prix de cette sensibilité accrue, de cet état de symbiose avec l'univers.
Enracinement : comme celui de ce vieil arbre, majestueux, qui sera bêtement coupé parce qu'il déplaît à une femme refusant d'en voir la beauté. On sent dans la manière de filmer l'héritage du regard documentaire, art de l'attachement par lequel l'image devient le prolongement du réel plutôt que sa représentation. C'est un autre sens, une autre expression, de cet enracinement. Mais Catherine Martin évoque aussi son contraire, le déracinement. Celui de Carole, qui ne semble voir que le vide quand elle fixe l'horizon et se frappe la tête à répétition, dans l'espoir de ressentir quelque chose. Quelque part entre ces deux extrêmes, la cinéaste situe l'effritement qui, progressivement, dissout Joséphine (Hélène Loiselle), dont le quotidien est un apprentissage de la mort plus qu'un attachement à la vie. Autre étape qui, bien que triste, n'est pas dépourvue de sa propre poésie : la vieille dame observe, couchée sur le trottoir, le vent qui agite les feuilles d'un arbre, en se disant que la mort doit ressembler à cela. Un faisceau de lumière transforme la poussière flottant dans son appartement en ciel étoilé. Malgré son ton sombre, sa gravité, Dans les villes est surtout un hommage à cette beauté qui transfigure jusqu'aux plus communs éléments du réel.
Entre ces deux absolus, le vide et la grâce, ce film murmuré se tient en équilibre tout en sobriété; c'est cette douceur qui lui permet à la fois de respecter l'immense tragédie des destins illustrés et, surtout, d'y échapper dans la mesure du possible. Dans les villes s'avère en même temps qu'un apprentissage de la patience un élan de compassion, un mouvement vers l'autre qui se concrétise par le don de soi. Il y a dans l'omniprésence de cette vertu l'écho d'un passé religieux propre au Québec, la réalité souvent occultée, mais inaltérable, d'un attachement culturel profond aux valeurs inculqués par le catholicisme. Comme Bernard Émond, Martin n'hésite pas à traiter de cet héritage, à l'actualiser; pour voir ce qui dans notre Histoire persiste jusque dans le présent, pour voir ce qui mérite d'y être sauvegardé. Un héritage religieux, celui du rituel que pratique encore Joséphine, s'éteint tranquillement tandis qu'un autre, celui de la compassion comme fondement moral, perdure par l'entremise du personnage de Fanny. C'est elle qui assure le lien, qui crée la communauté là où l'isolation tend à régner.
Lieu commun d'un certain cinéma contemporain que ce discours sur l'aliénation des êtres en milieu urbain. Ce qui sauve (si on peut dire) Dans les villes de l'anonymat, c'est que ce constat ne constitue pas l'essence du propos de Catherine Martin. Il s'agit plutôt d'un point de départ, d'un fondement à partir duquel s'érige la réelle substance de son film : cette idée qu'il nous faut apprendre à vivre autrement, à ressentir autrement, pour triompher sur le vide. En guise de solution aux problèmes que soulève son film, la réalisatrice nous offre la beauté. Tout simplement. Une beauté dont son cinéma lui-même se fera le relais, en la dépeignant directement, certes, mais surtout (et c'est là la source même de sa richesse) en complexifiant sa définition jusqu'à ce qu'elle transparaisse partout, surgisse là où on ne la croyait pas possible. Il faut l'attendre, se laisser pénétrer par elle; d'où cette lenteur, ce montage posé ponctué de noirs qui s'installent et demandent à être habités par le spectateur. L'objet-film, à son tour, s'ouvre à l'autre. Il lui laisse une place, lui offre un espace. Libre au regard, et aux autres sens, de s'y installer comme ils le désirent.
Critique publiée le 31 août 2010.
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