DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Lebanon (2009)
Samuel Maoz

Dans la ligne de mire

Par Élodie François
Écrit dans l’urgence, sans véritable travail préparatoire, sans réflexion sur le passé des personnages ou sur la structure dramatique, Lebanon est une description de sensations; la peur et la culpabilité formant la chair d’un récit loin des conventions du film de guerre traditionnel. Un film sans grand déploiement et dont l’élément principal, à la fois acteur et lieu de l’action, est un char d’assaut de type T-72, célèbre pour avoir équipé l’Armée rouge pendant la Guerre Froide, un char aux dimensions carcérales. Si un tel engin est conçu pour accueillir trois soldats, l’équipage de Lebanon, quant à lui, sera formé de quatre jeunes israéliens qui seront rejoins tour à tour par le cadavre d’un allié et un soldat syrien fait prisonnier. Or, prisonniers, ils le sont tous dès lors que la trappe d’acier, véritable épée de Damoclès, se referme sur leurs têtes. Le choix moral se heurte à l’instinct primaire, le dilemme se pose : tuer ou se faire tuer.

Il n’y avait pas titre plus adéquat pour revenir sur un conflit vieux de vingt-huit ans. Lebanon pour Liban, cette petite parcelle de terre à l’extrême Est de la méditerranée, étrangement plus connue au Québec pour ses traditions gastronomiques - et elles sont nombreuses - que pour les multiples massacres qui s’y sont joués et qui, ponctuellement, s’y jouent encore. Le Liban, « nation martyr », comme nous le rappelle le journaliste Robert Fisk (auteur de l’ouvrage éponyme), terre d’affrontement israélo-palestinien.

Depuis Valse avec Bachir (2008), le cinéma israélien est entré en analyse. Premier de ce qui, aujourd’hui, pourrait être vu comme un courant de « film-thérapie » sur la guerre du Liban,  le documentaire animé d’Ari Folman enquêtait sur les souvenirs refoulés de la recrue qu’il était lui-même lors des évènements de Sabra et Chatila en 1982. Déni post-traumatique, le film ouvrait la réflexion sur un sempiternel conflit, à savoir de la nécessité de l’oubli et du devoir de mémoire. Pour Samuel Maoz, auteur de Lebanon, mieux vaut vivre dans le déni que ne pas vivre du tout. Ainsi il faudra vingt-cinq années au cinéaste avant qu’il ne se confronte au traumatisme qu’il le hante. Soldat-enfant, pourrions-nous dire, Samuel Maoz n’a que dix-neuf ans lorsqu’il effectue son service militaire sous les couleurs d’Israël. Quelques mois plus tard, la guerre éclate, Maoz, alors tireur dans le corps blindé du Tsahal, s’engage dans le premier tank à destination du Liban. Le 6 juin 1982, à l’âge de vingt ans, il tue un homme.

C’est à travers le viseur du char d’assaut que la réalité se déforme, ou plutôt se forme. Shmulik, littéral alter ego de Maoz, bras armé de l’escouade par sa position de tireur, lorgne d’un oeil sur le champ de bataille. Le masque circulaire du viseur, comme des oeillères, rend l’observation saccadée, éparse, centrant l’attention, ou la tension, sur des détails. La caméra répond à une logique : filmer le terrain de la guerre et non la guerre du terrain. En ce sens, Lebanon n’est pas une reconstitution fidèle du conflit israélo-libanais. Le récit ne cherche pas à lever le voile sur la responsabilité des uns et la culpabilité des autres. Il s’agit là du témoignage d’un soldat, le rapport d’un regard sur un objet, la mort. Il s’en suivra dés lors une chasse entre l’objet et le sujet, l’un défiant l’autre de soutenir sa présence, soutenir des images qui sont aujourd’hui celles des médias, à une nuance près. Car si depuis près de vingt ans, soit depuis le débat « images de violence, violence des images » ouvert en France au début des années 90, l’on reproche au cinéma, mais aussi à la presse, la dépolitisation de son regard, une nouvelle vague de films nationaux a depuis repris les armes. De l’introspection israélienne d’un Valse avec Bachir à la contemplation libanaise du récent Je veux voir (2008) du tandem Khalil Joreige et Joana Hadjithomas (qui nous offrait la macabre découverte des ruines du massacre de 2006 sous le regard tantôt curieux, tantôt indigné de Catherine Deneuve), il est une tendance à souligner, celle de la montée d’un nouvel humanisme.

S’il est un plan qui caractérise plus que les autres cette thématique, c’est celui dans lequel le prisonnier syrien, après des heures passées assis dans quelques centimètres d’une substance graisseuse des plus rebutantes, substance qui, précisons-le, recouvre l’entière surface de la cabine faisant des lieux un refuge insalubre, exprime le besoin de se soulager. L’homme, attaché, ne pourra pas sortir, et, pour avoir déjà vu les autres soldats le faire, le spectateur sait que le seul moyen de répondre aux envies pressantes est d’uriner dans un bidon destiné exclusivement, ou du moins nous l’espérons, à cet usage. Le plan est long. Les deux soldats regardent dans le vide. Puis, le syrien finit par poser les yeux sur son geôlier qui, rapidement, lui rend son regard. En quelques secondes, la tension accumulée par le poids de l’humiliation s’évapore, ce qui était appréhendé comme le geste ultime de régression s’avère être le plus rassurant. Dans le regard de l’ennemi, pas l’ombre d’une animosité, mais bien la plus respectueuse des compassions. C’est donc dans la plus simple démonstration que l’humanité perce, alors que ce qu’il reste des hommes n’est plus qu’une série de besoins primitifs, dormir, uriner, tuer pour ne pas mourir. L’inscription dans la cabine prend alors tout son sens : « l’homme est d’acier, le tank n’est que ferraille ».

La percée d’humanité est d’autant plus frappante qu’elle s’inscrit au détour de l’horreur. Ses regards sont balancés d’un corps décharné à un autre, d’un appartement en ruines à une veuve esseulée au milieu des décombres, s’attardant ci ou là sur les plaie sanguinolentes d’un fermier, bras et jambes arrachés par la puissance d’assaut du char, ou encore sur la larme d’un âne dont l’abdomen éclaté laisse entrevoir le début de ses entrailles. Des plans dont la morale aurait pu être douteuse s’il ne s’agissait pas là du témoignage d’un vétéran. Car Maoz recadre constamment l’essence du drame sur ses manifestations les plus brutales. Du symbolisme kitch, la larme de l’âne n’est autre que celle du pays martyr (il en serait autant si l’on abattait un cèdre tant les deux figures sont emblématiques du Liban), à l’abjection totale, il n’y a qu’un zoom. Cependant, bien qu’il existe, je le conçois, « des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement », comme l’affirmait Rivette dans son désormais célèbre De l’abjection, je crois aussi qu’il est du ressort du cinéaste de défendre sa propre morale et qu’il est de son devoir de s’y ranger. Et si celui-ci estime nécessaire l’utilisation d’un tel outil, il est à lui de le légitimer. Chez Maoz, le recadrage par le zoom est une composante du réalisme de son traumatisme autant que l’addition d’un discours politique sur les images auxquelles l’homme moderne s’est habitué, un parti-pris moral qui ne saurait trouver raison sans le contrechamp sur le regard traumatisé du tireur, soit sur celui du cinéaste lui-même.

D’une bataille à l’autre, de Lebanon à Je veux voir, il ne nait de la répétition que l’unique différence du point de vue. C’est par ailleurs ce que le cinéaste palestinien Elia Suleiman soulevait dans The Time That Remains : les années passent, les conflits restent et l’on finit par s’habituer à la guerre, à ses images. En ce sens, Lebanon, Lion d’or à la Mostra de Venise en 2009, ne doit pas être vu comme l’énième confession d’un soldat. Son regard ouvre une brèche dans la représentation, une brèche à travers laquelle s’immisce cette parcelle d’humanisme. Au milieu des décombres, un coeur se compose, des cinéastes à la caméra nerveuse ou contemplative, haletante ou sereine, dont la culture s’oppose, mais dont les regards se croisent. Car d’un conflit à l’autre, le bilan est le même, les épaves s’entassent, les morts s’accumulent et il nous vient l’urgence d’y déceler un sens. L’engagement politique d’un cinéaste se loge alors dans son aptitude à démilitariser les images, à enrayer les mitraillettes pour laisser s’enfuir, l’espace d’un plan, ce que Pandore détient encore : l’espoir.
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Critique publiée le 20 août 2010.