DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Bruno Reidal (2021)
Vincent Le Port

EXCÈS DU CORPS DISCIPLINÉ

Par Olivier Thibodeau

Puisque la psychologie passe ici par le jeu, par la posture, par les maniérismes, il incombe sans doute d’encenser d’abord la performance hypnotique des trois interprètes du meurtrier titulaire, Alex Fanguin, Roman Villedieu, mais surtout Dimitri Doré, brillant jeune acteur d’origine lettone sur qui repose presque toute la viabilité de l’entreprise. La mise en scène rigoureuse de Vincent Le Port nous place quant à elle dans une position extrêmement délicate, entre l’écoute attentionnée d’une âme en peine et une sorte de voyeurisme coupable qui rappelle tour à tour l’inquisition médicale, le journalisme jaune et le sadisme de la série B, mais au sein d’une production historique somptueuse qui procure à ce film de tueur fou un noble vernis qui le distingue presque artificiellement de ses contreparties populaires. Il en résulte une œuvre froide et envoutante, dont l’esthétique léchée et la langueur nous accrochent un peu malgré nous, et dont la représentation de la violence, à la fois physique et clinique, provoque chez le spectateur des questionnements éthiques valides, mais esquintés depuis les années 1970 — on pense presque autant ici aux films de Wes Craven qu’à One Flew Over the Cuckoo’s Nest (1975).

Commençons par le début, par cette fausse retenue qui caractérise la séquence d’ouverture, où l’on introduit le protagoniste dans toute son infamie, au moment de l’assassinat et de la décapitation du jeune François Raulhac, 12 ans, dans le Cantal du 1er septembre 1905. Le visage fatigué de Reidal nous apparaît alors en gros plan tandis qu’en hors-champ, les mains de ce séminariste de campagne s’activent vigoureusement à quelque besogne audiblement odieuse. Un contrechamp sur le cadavre sans tête de sa victime s’ensuit, juste avant la chronique de son parcours à travers champs vers le poste de police où il se livre volontairement. Or, derrière des allures de compte-rendu factuel, cette séquence constitue aussi un appât, un appel aux bas instincts d’un spectateur pour qui la suspension du spectacle barbare de l’infanticide, de ce plan dérobé où le couteau déchiquète la chair du gamin, devient dès lors la source d’une curiosité motrice qui fait de la biographie du meurtrier un parcours anticipatoire, presque masturbatoire, vers la révélation de l’acte. Parce qu’il fallait bien montrer, après tout. Parce qu’il fallait conclure le film par la représentation complaisante du dépeçage de l’enfant, par le money shot du cinéma d’exploitation. « Il faut retourner au 1er septembre », ordonnent les médecins barbus chargés du profil psychologique de Reidal. Et c’est bien sûr ce qu’il faut faire. Question de célébrer leur savante perspective sur l’esprit humain.

Après ses aveux, le protagoniste se retrouve en prison, et c’est là qu’un trio de psychiatres, qui devant les murs de pierre de l’institution rappellent presque les inquisiteurs de Dreyer dans Jeanne d’Arc (1928), se mettent à l’analyser, à le sous-peser, à le disséquer. C’est d’abord une description physique plate et peu flatteuse, récitée en voix off par l’éminent Dr. Alexandre Lacassagne (Jean-Luc Vincent) qui démarre le bal, alors que le protagoniste, tremblant et nu, est photographié pour les besoins de la science. Ce n’est qu’après qu’on redonne le contrôle du récit à Reidal, à qui l’on ordonne de rédiger ses mémoires, sources de flash-backs visant à étoffer son personnage. À le situer, du moins, dans l’écosystème rural catholique du Cantal des débuts du XXe siècle. Sa narration littéraire en voix off, écrite à la plume dans sa cellule, est assez captivante et les images qu’elle génère sont toujours soigneusement composées, même parfaitement évocatrices de la misère toute ordinaire vécue par le jeune homme. Malheureusement, puisqu’il s’agit d’un récit individuel, l’exiguïté de la perspective jette aussi des zones d’ombres sur certaines réalités d’ordres plus sociologiques ou psychologiques, qui auraient permis de mieux comprendre son geste. Reidal nous dit que sa mère, acariâtre et autoritaire, le battait avec violence et que son père, plus doux, le battait moins souvent et moins violemment ; il fait l’énumération de tous ses frères et sœurs et prend soin de mentionner chacune de leurs maladies mentales ; il nous parle des désirs violents qu’il entretient envers ses camarades de classe, mais sans jamais que ses dires ne soient substanciés à l’écran. Sans jamais que l’on voit, et sans jamais qu’on ne ressente de peur, d’inconfort, de mépris, de tristesse ou même de désir. Le récit de soi prend ainsi des allures d’énumération clinique, tout comme l’observation du personnage prend des allures d’inquisition analytique, cadrant ainsi parfaitement avec la perspective distinctement psychiatrique adoptée par Le Port.

Force est de constater que la focalisation assumée sur la biographie du tueur procède ici d’une certaine médicalisation de la mise en scène. Ainsi, le sujet est constamment talonné par une caméra qui l’isole, le scrute, anticipe ses pas et le traque jusque dans ses retranchements les plus intimes, au détour d’un couloir vers sa chambre où il se masturbe. Un peu comme un rat de laboratoire, mieux, comme une nymphomane viennoise qu’on forcerait à illustrer ses expériences d’auto-gratification pour le plaisir d’un auditoire dont le voyeurisme est à peine caché sous le voile de la rigueur scientifique. Les bons docteurs chargés de consigner le récit du meurtrier en tordent et en balisent ainsi le fil selon une logique psychosexuelle dogmatique qui rappelle les obsessions freudiennes. Obsessions pour l’onanisme, particulièrement, exutoire maniaque du protagoniste dont la pratique devient vite le sujet central du film. On a beau donner la voix à Reidal, lui proposer de faire un récit de soi, on continuera néanmoins à le manipuler sans cesse, à diriger ses pensées, à lui imposer le carcan de l’analyse psychiatrique. En plus de nous raconter son enfance, il lui incombe ainsi de narrer sa première expérience masturbatoire, de quantifier sa pratique, et d’y associer ses pulsions meurtrières, le tout sous un éclairage éminemment phallocentrique qui glisse sans surprise vers le terrain vaseux de la présomption d’homosexualité. Il lui incombe de s’exhiber sans cesse, les mains dans les culottes, en poignardant le sol avec un couteau… L’association de la pulsion de mort à la pulsion sexuelle devient même tellement envahissante que la piste, beaucoup plus féconde, de l’oppression catholique, est presque écartée, du moins suffisamment excentrée pour qu’on sente que l’analyse passe à côté de la plaque.

Ce que l’on retient finalement, et que le film souligne à grands traits, c’est que Reidal est une victime, victime d’une enfance ignoble, d’une Église inhumaine et de pulsions sadiques irrépressibles, inscrites à même son ADN — le déterminisme biologique pesant ici plus lourd que les sciences humaines. Reidal est victime des docteurs et du réalisateur également, qui le cloîtrent et le scrutent sous prétexte de le libérer. Or, le statut victimaire du personnage s’exprime parfaitement dans l’interprétation retenue de Doré, qui exsude une innocence qui n’est ni celle du simple d’esprit, ni celle du psychopathe flegmatique ; sa candeur touchante est nimbée d’une lassitude qui le fait paraître toujours plus vieux qu’il ne l’est vraiment, abîmé par une vie marquée par le poids de l’indicible, source d’une timidité qui le caractérise entièrement. Ses jeux fuyants, fixés au sol, son corps crispé, ses mains tremblantes, ses maniérismes de garçonnet complexé témoignent à merveille de son statut d’engeance immature, fruit d’un autoritarisme rédhibitoire dont les mécanismes se déploient partout à l’écran, dans le spectacle d’une éducation pieuse tout autant que dans la posture scrutatrice qu’adopte un spectateur devenu émule de l’institution psychiatrique. 

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Critique publiée le 9 septembre 2022.