99 ringgit
Par
Laurence H. Collin
Le tournant du nouveau millénaire aura fait le bonheur des chaînes de télévision spécialisées. N’a-t-on pas déjà entendu mille fois les lamentations - entièrement justifiées, cela dit - des amateurs de musique clamant haut et fort que les MTV et VH1 de ce monde se seront brisés en cédant aux instances de téléréalités plus insipides les unes que les autres? Sell Out!, premier long métrage du réalisateur malais Yeo Joon Han, est une comédie musicale aussi réjouissante que bourrative qui met cartes sur table en moins de temps qu’il n’en faut pour espérer le tout premier refrain. Certes, les cibles sont faciles : il est difficile de nier qu’une importante portion de l’auditoire des émissions les plus débiles est bien consciente de la sottise qui lui est servie. Mais la commotion souvent incestueuse entre art et commerce, pourvue de tout un bagage d’exigences dictées par les conglomérats rendant possible la diffusion de tels programmes, restera toujours un puissant carburant à satire. Sell Out! plonge dans le sujet tête première, non pas avec la précision d’un dard, mais plutôt avec le panache d’un fusil de chasse.
Rafflesia Pong (Jerrica Lai), personnage central du récit (on hésite un peu à employer le terme « protagoniste »), est l’animatrice de l’émission For Art’s Sake, programme s’intéressant aux artistes méconnus du grand public. Introduite dans un entretien particulièrement exécrable avec un cinéaste émergent, celle-ci verra son émission menacée d’être substituée par une téléréalité quelconque lorsque ses cotes d’écoute seront jugées insuffisantes par ses supérieurs de l’entreprise FONY. Découragée par l’échec de ses efforts et surtout par le succès retentissant d’une consoeur rivale, Rafflesia verra néanmoins la chance lui sourire lorsque l’un de ses sujets, soit son ex-petit copain poète et sans renom, mourra devant les caméras. Naîtra ainsi un concept de téléréalité d’une popularité aussi répandue qu’inopinée, soit de larmoyants entretiens avec de pauvres gens sur leur lit de mort. Prête à tout pour avoir droit à ses quinze minutes de gloire, Rafflesia constitue une héroïne tour à tour odieuse et désopilante. Pleine de caractère, mais constamment à la poursuite du dernier ingrédient manquant que lui commandent ses patrons, son personnage symbolise avec aplomb une bonne partie de la main d’oeuvre des corporations vénales, soit cette image d’une carriériste un brin névrosée faisant des pieds et des mains pour gagner la reconnaissance de son cher public. Tous ceux ne lui prêtant guère main forte dans le but de gravir les échelons du showbiz s’exposeront donc à une moue lassée au possible.
L’alternative du travailleur proposée par Sell Out! prend la forme d’Eric Tan (Peter Davis), ingénieur réservé oeuvrant dans la division électronique de la même compagnie. Employé capable et rêveur candide, celui-ci ne cesse de manger les croûtes de ses dirigeants. Dès sa première scène, il se fera traiter de tous les noms pour ne pas avoir intégré dans son gadget culinaire un mécanisme causant automatiquement son bris dès l’expiration de la garantie. Bien conscient des motifs purement mercenaires de son employeur, mais ayant naturellement besoin d’un toit sous lequel vivre, Eric incarne l’icône d’innombrables ouvriers laissant leur idéalisme de côté pour servir une loi de productivité tout à fait monstrueuse. Quelle ironie, donc, que son béguin pour la superficielle Rafflesia, elle qui ne voudra rien savoir de ses mots doux alors qu’elle peine à satisfaire les demandes absurdes des complets cravates qui ne pensent qu’à accroître la rentabilité de FONY… Cet acronyme s’avère d’ailleurs un bon indicatif du niveau de subtilité avec lequel Sell Out! enchaîne les gags. Il ne suffit que d’une seule rencontre avec les bouffons à la tête du conglomérat fictif - des crétins tyranniques qui passent leurs journées à hurler aux employés convoqués dans leur bureau vide - pour saisir le portrait dérisoire qui est dressé à leur égard. Toute nuance est évacuée au profit d’une pléiade de « running gags » fort amusants, la plupart d’entre eux si efficaces que les enjeux changeants du scénario (ainsi que quelques thématiques effleurées, comme l’occidentalisation de la culture eurasienne, qui se révèlent aussi primordiales que cette parenthèse) passent pratiquement inaperçus.
Si ce Sell Out! s’avère théoriquement classifiable en tant que comédie musicale, on pourrait cependant presque compter ses chansons sur les doigts d’une seule main, rendant leurs apparitions précipitées toujours aussi cocasses. Le traitement réservé à l’ensemble conserve donc l’essence d’un univers propre aux « musicals » fantaisistes, c’est-à-dire une réalité ressemblant à la nôtre, mais dans laquelle rien n’est vraiment impossible. Les numéros, dont plusieurs étant filmés de façon intentionnellement monotones, encapsulent le discours de toute une séquence précédente à travers des paroles comiquement naïves. On retiendra d’ailleurs « You’re Not My Type », dans lequel une visite dans un cabinet de médecin culmine en irrésistible satire chantée d’un refus de l’être cher, ou encore le timing prodigieux de « Money », ballade naïvement dédiée au sort des pauvres finissant par introduire le titrage du film près d’une heure après son ouverture. La galette de trouvailles visuelles qui s’y rattachent est si réjouissante en fait qu’à partir d’un certain point, les fonctions narratives déjà efflanquées du film de Yeo Joon Han deviennent secondaires au déploiement de saynètes forçant chacune l’admiration individuellement. L’énergie récréative du projet en vient donc à progressivement atténuer son côté mordant, décision qui fera perdre patience aux spectateurs espérant une résolution aussi impétueuse que les premières scènes de Sell Out! le laissaient présager. Il y a fort à parier, cependant, que même les moins stimulés admettront avoir souri et ri bon nombre de fois devant cette oeuvre qui pourrait bien déjà avoir gagné son statut d’objet culte.
Critique publiée le 9 août 2010.