Hérésie transcendantale
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Véritable monument de la contreculture psychédélique britannique, l'oeuvre de Ken Russell existe dans un univers qui lui est propre. Des comparaisons à Jodorowsky, et plus particulièrement à son légendaire The Holy Mountain, sont, certes, possibles. On peut détecter une parenté thématique à l'oeuvre de Fernando Arrabal, s'amuser à faire des liens entre le Women in Love de 1969 et If… ou O Lucky Man! de son compatriote Lindsay Anderson. Voir dans l'exubérance du Fellini des années 60 un précédent à l'éclatement surréaliste de son cinéma. Mais ce sont là des comparaisons qui, tout en situant bien Russell, ne rendent pas justice au caractère incroyablement unique de son style. Passé maître dans l'art de créer des expériences cinématographiques hallucinatoires, l'auteur anglais est l'un des grands peintres baroques du septième art. Son symbolisme, alimenté par la culture pop de son temps autant que par la culture classique qu'il pille avec un mélange explosif d'érudition et d'insolence, atteint d'impressionnants sommets de transcendance tout en sombrant avec un plaisir assumé dans le kitsch consommé. Cinéaste des extrêmes, Ken Russell n'a d'amour que pour les images fortes et pour les sensations vives.
Composant ses films à la manière d'opéras, fignolant chacun de ses plans comme s'il s'agissait d'un tableau, puis assemblant le tout selon une logique purement sensorielle, Russell n'hésite pas à aller jusqu'au bout de son parti pris esthétique assez radical. Ce style emphatique constitue une affirmation positive du potentiel infini d'un cinéma pur, réduit (ou plutôt élevé) au rôle de producteur d'affects. Bombardement. Les tableaux s'enchaînent violemment, sont montage à même leurs compositions surchargées. Plans tableaux, montage symphonique; l'articulation de tant d'éléments concomitants crée une impression d'abord, un sens ensuite. L'architecture démesurée de la dimension visuelle prime sur le texte qui, dans ce cinéma de la démesure, possède une qualité accessoire. Les dialogues demeurent fréquemment truculents, pointus et décapants. Mais ils tendent à se mêler au maelström environnant, au véritable déluge qui s'abat sur le spectateur. Déchaînement. Ne reste plus qu'à se perdre dans la tempête, en attrapant au passage les bribes qui nous attirent le plus.
Le foudroyant dernier plan de The Devils, par exemple, reste gravé dans la mémoire à tout jamais : cet horizon infini, ces formes élancées s'étirant presque éternellement vers le ciel. Il s'agit possiblement de l'image de cinéma la plus proche des paysages imaginaires qu'a pu peindre Salvador Dali, plus encore que celles que le maître lui-même exécuta pour enrichir le Spellbound d'Alfred Hitchcock. L'onirisme a toujours été central dans la démarche de Ken Russell, le rêve imposant sa fiévreuse énergie au réel. De même, le présent nourrit sa représentation du passé; comme s'il y avait un échange entre les temps, comme si les sensibilités contemporaines de Russell étaient au fond intemporelles et confirmaient leur pérennité par cette intrusion qu'ils accomplissent avec succès dans l'Histoire. Mais, dans The Devils, ces tensions qui définissent l'esthétique de l'auteur sont pour la première fois chargées d'un caractère politique. Le film ne se contente pas de mettre à jour les injustices documentées; il procède à une psychanalyse des événements, les actualise en créant cet espace cinématographique hétérogène où les époques s'entremêlent.
Dans l'univers de Ken Russell, 1634 pourrait être 1971 tout comme le contraire serait possible. Le réalisme de ce traitement ne se situe pas dans son respect des faits historiques, ou dans la précision de sa reproduction matérielle. La vérité de cette histoire repose sur les systèmes permanents - de pouvoir, de manipulation - qu'elle expose; que Russell fait remonter à la surface à grand renfort de dynamitage des apparences. Refusant de prêcher par excès de respect, le cinéaste évite les pièges de la mise en scène de musée, les illusions de la reproduction propre. Il sait l'Histoire vivante, animée de pulsions animales et de désirs charnels. C'est cette authenticité là qui l'intéresse plutôt que celle, autrement plus artificielle, de la surface ressemblante. The Devils capte donc les profondeurs sublimées de son anecdote, s'assure qu'elles explosent à l'écran sous forme d'allégories délirantes. Les comédiens jouent comme des forcenés, les décors signés Derek Jarman parlent autant que les corps s'y déplaçant : le couvent des Ursulines est une opprimante prison de pureté virginale, les archives catholiques évoquent par leur sévérité stérile une approche bureaucratique à la foi…
Russell crée donc, en étroite collaboration avec son acteur fétiche Oliver Reed, un Urbain Grandier plus grand que nature, une figure emblématique de transgression imposant son charisme ironique et décalé dans une atmosphère carnavalesque de concert rock. Un exorciste ressemblant comme deux gouttes d'eau à Mick Jagger multiplie les simagrées pour chasser le démon qui possède un groupe de soeurs cloîtrées s'improvisant femmes possédées par une série de contorsions provocantes. Toute l'Inquisition est transformée en tonitruant spectacle, sous le regard obscène d'une foule en délire qui profite de l'occasion pour satisfaire ses plus bas instincts. La justice devient un outil politique, et sa mise en application un cirque servant à divertir les masses. Les mises en scène se multiplient à même The Devils : mise en scène de la folie, de l'acte d'exorcisme, du processus judiciaire, de l'exécution publique. Chaque scène devient ainsi théâtre à même le théâtre, pièce à même la pièce, mise en abyme d'une société du spectacle où les individus encore sincères sont écrasés par le régime en place.
En ce sens, The Devils est un véritable coup d'éclat cathartique, une révolte de l'humanisme contre le dogmatisme : un cinéma de la libération s'opposant viscéralement (tant au niveau thématique que formel) aux forces de répression (dans un sens aussi social que freudien) qui dominent le monde. Cette urgence, cette passion, culmine par la mise en scène sauvage de l'hystérie collective et individuelle. Hystérie à laquelle Russell réplique par un sens exponentiel de l'excès, comme si la structure de sa symphonie était celle d'un long crescendo ponctué de hurlements. Agression des sens, constance de l'influx : si The Devils est le chef-d'oeuvre de Ken Russell, c'est que chaque moment porte sa signature. Le baroque ne s'infiltre pas en perçant la surface d'un cinéma traditionnel posé en porte-à-faux. Il domine chaque instant, impose son souffle à chaque plan. Il a pris le contrôle et refuse de le céder. Il s'agit, en somme, d'un film total de son auteur. Le spectateur y entre en transe, plongé dans un état second où les hallucinations hérétiques se succèdent à un rythme effréné. C'est un sacrilège, mais il n'est pas surprenant qu'il s'agisse d'un film « maudit », encore aujourd'hui presque impossible à voir : The Devils est un objet provoquant, singulier dans sa démarche et audacieux dans ses idées, qui n'a rien perdu de son aura de scandale après toutes ces années.
Critique publiée le 20 juillet 2010.