DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Stagecoach (1939)
John Ford

Le mythe irréductible

Par Mathieu Li-Goyette
Quand John Ford décida de mettre en scène la nouvelle Stage to Lordsburg d’Ernest Haycox, dont il venait d’acheter les droits sous le conseil de son fils, il n’avait en tête que de revenir à un genre qu’il affectionnait particulièrement, le western, et ses grands espaces qu’il avait délaissés depuis Three Bad Men en 1926. Entre celui-ci et son Stagecoach : trente-trois opus. Des comédies, des drames sociaux, des films d’époque, des films de guerre, des films explicitement ou implicitement sur l’Amérique métamorphosée entre deux tranches du cinéma hollywoodien - la muette et la sonore. Mais Ford, l’indomptable, décida aussi de trimbaler de l’époque d’antan un acteur peu connu pourrissant depuis dix ans dans la série Z et qu’il avait lui-même découvert à l’aube des années 20 : John Wayne.

Mais la vraie recette miracle sera un lieu de production inédit découvert par un vieux promoteur de l’Ouest. Là allait s’installer ce théâtre, ce « stage » où défilerait le « stagecoach » : Monument Valley serait dorénavant et à jamais fordienne. Vallée des monuments, elle était toute désignée non seulement pour fonder l’ère classique du western, mais aussi les légendes parcourant ses plaines arides. Elle fournirait à Ford ses panoramas naturels où l’homme pourrait se mesurer à la grandeur de l’univers dans un espace aussi céleste qu’une Genèse écrite par un Américain aurait du l’être. Mais voyons comme le hasard fait bien les choses, car si vous tendez vos mains et faites de vos index des canons, de vos pouces une crosse et un chien, vous obtiendrez un colt. Assemblez-les et vous y verrez le geste du cadreur, celui qui retient de ce paysage de pylônes rocailleux des étendues écrasées par l’horizon. Monument Valley, créatrice de mythes, allait aider Ford à filmer Wayne, la nouvelle trouvaille prête à revigorer l’imaginaire collectif américain. Un cadre naturel retenu par un cadre humain, une fenêtre sur le réel perçu à travers une fenêtre sur le mythe, le cowboy du cinéma filmé par le cowboy de cinéma Ford. Un homme simple, un homme de la nature. Un homme du vrai maîtrisant les puissances du faux.

Pour en revenir à ce fameux film, Stagecoach fonctionne de plusieurs façons comme une petite pièce de théâtre filmée. C’est-à-dire qu’au-delà du nom « stage » rappelant la scène du théâtre, le tout se déroule en huis clos, car les villages rencontrés sur la route ne sont pas non plus utilisés pour leurs rues ou leurs maisonnées, mais bien pour réunir les mêmes neuf personnages dans un lieu aux formes différentes, mais à l’espace tout aussi restreint. Une table à dîner, une minuscule maison mexicaine, le départ et l’arrivée verront les passagers appréhender le voyage dans un premier lieu, puis profiter de leur liberté nouvellement acquise une fois arrivés à bon port. La prostituée exclue de la ville de départ par une ligue de la « bonne morale », un médecin ivrogne, un banquier louche, un prêtre généreux, une bourgeoise enceinte, un gentleman joueur, un conducteur aux lents neurones, un représentant de la loi chargé de les mener à destination et, enfin, Ringo Kid (John Wayne en personne). Un bon mauvais garçon en cavale et pour qui la destination finale est synonyme de vengeance pour son père et son frère assassinés. Près de la nouvelle de Haycox, qui a dû suggérer à Ford le déroulement en hors-champ du duel final (dans la nouvelle, le combat est rapporté plus tard par personne interposée), Stagecoach se rapproche du Boule de Suif de Maupassant, où une prostituée bien grassouillette était malmenée par ses compagnons de voyage.

Wayne définit un idéal américain et les passagers autour établissent des stéréotypes dans lesquels tous les spectateurs ne sont pas amenés à se reconnaître, mais plutôt à distinguer les différentes épithètes. Rarement seuls dans le plan, les personnages partagent le même cadre et sont restreints dans un espace où la cohabitation obligée sera la force véritable du drame tandis que l’on chuchotera la venue des Indiens. Nous ne les verrons enfin que lors d’une unique scène, la course-poursuite à travers le désert menée à fond de train par un Ford déchainé, dénigrant la loi de la continuité du mouvement horizontal (une diligence sortant par la gauche d’un plan devrait entrer par la droite dans l’autre), créant une séquence montée sur le pur rythme des chevaux galopant. Musique, cascades et montures s’emboîtent et se donnent la réplique ; les armes factices et les corps des acteurs épargnés par le faux sang et s’échouant contre le sable ne créent pas un effet de réalisme. En contrepartie, c’est la succession rapide de plans et ces travellings chevronnés faisant un violent contraste au calme plat des 80 minutes précédentes qui parviennent, entres autres touches du maître (appliquées du bout de ses doigts, bien sûr), à rendre la représentation d’un réel grossièrement simulé un mythe devenu réalité. À cet égard, je détournerais certains mots de Jean-Loup Bourget, qui évoquait la première apparition de Wayne à l’écran dans un travelling un peu mal fait (la mise au point se perd pendant le mouvement), en faisant diverger sa conclusion vers l’artificialité invoquée par la poursuite vétuste :

« Il semble défier la mort, produit un effet proprement magique, constitue pour le spectateur une soudaine épiphanie, la révélation que le cinéma n’est pas seulement l’objet (justifié) d’un culte nostalgique, mais qu’il permet une remontée littérale jusqu’aux sources du mythe. » (John Ford, p. 89)

Un film demande au spectateur de suspendre son incrédulité. Ainsi, plus cette suspension s’effectue rapidement et facilement, plus l’oeuvre se rapproche et se substitue à ce que l’on appelle un mythe. Stagecoach, par sa beauté ancienne et irréductible, y adhère parfaitement.

Quant aux autres passagers de la diligence, ils se définiront via leur regard sur Dallas, la prostituée. Ringo Kid, aussi hors-la-loi qu’elle peut l’être, en tombera amoureux et quittera le cadre final du film en sa compagnie. Les impies d’un côté, les bourgeois de l’autre, Stagecoach est une oeuvre fordienne archétypale en ce sens qu’elle se tient dans un lieu bien défini où un microcosme (souvent une famille, ici c’est l’idée du voyage vers l’Ouest qui les unit) dissimulera aussi bien les craintes et les vertus de l’Amérique que ses pires manies. Ringo (Kid, c’est aussi le « premier », l’enfant prodige d’une longue vie de cinéma à venir), du haut de sa tête de jeunot, prend place sur le sol au beau milieu du convoi faisant route vers Lordsburg et propose sa petite loi. Au lieu d’être cowboy, il trimbale sa selle sous son bras tout au long de l’épopée. Tel un chevalier ayant égaré son destrier, il n’a pas le choix pour se rendre à sa destination que de se mêler à la foule et à la société qui l’avait rejeté en lui passant les menottes dès l’âge de dix-sept ans. Par cette obligation, Ford définit le bon western à venir comme celui de l’allégorie américaine. Le père de Ringo mort, sa mère oubliée, il l’a retrouvera chez sa nouvelle amante observée à s’occuper de l’enfant né durant l’odyssée. Pour Ringo, le voyage vers l’Ouest est une quête de ses origines perdues, de la fertilité des terres et des mères de l’Ouest où pourra naître une nouvelle génération d’Américains.

Pour parler d’un nouveau courant classique romanesque inauguré par Stagecoach, André Bazin écrivait d’ailleurs dans les Cahiers du cinéma de 1955 : 

 « Je dirais volontiers des westerns qui me restent à évoquer - à mon sens les meilleurs - qu’ils ont quelque chose de « romanesque ». J’entends par là que sans s’écarter des thèmes traditionnels, ils les enrichissent de l’intérieur par l’originalité des personnages, leur saveur psychologique, quelque singularité attachante qui est précisément celle que nous attendons du héros de roman. » (Qu’est-ce que le cinéma?, p. 236)

La définition de Bazin, pourtant rarement réutilisée depuis, est sans contredit un point de départ important pour cerner l’originalité du scénario de Dudley Nichols. Lui et Ford étaient parvenus à développer un microcosme américain parfait, un petit morceau de continent colonisé envoyé en émissaire dans l’Ouest lointain. Et si pour certains ces plans peuvent ressembler aujourd’hui à de la mince mise en scène, c’est que le romanesque dont parlait Bazin est peut-être en voie d’extinction. En d’autres mots, le « héros de roman », pour autant qu’on les lise encore, est un aventurier dont la riche description était autrefois suffisante et où des cadres simples et beaux dessinés avec le rectangle des doigts avaient assez de limpidité pour mener une charge mythique. Ainsi John Ford, de ses doigts en forme de colt, a vu et a vaincu l’Ouest américain.

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Critique publiée le 1er juillet 2010.