Parce qu'il faut tendre l'oreille
Par
Mathieu Li-Goyette
Jusqu’où le regard critique peut-il pardonner? Jusqu’où, lorsqu’il est établit comme mandat de « critiquer » ou même de porter un certain « jugement » face à un film, pouvons-nous écarter certains accrochages au profit de la promotion d’une oeuvre oubliée? Du siège cinéphile au siège critique, il y a une marge (petite, mais quand même) qui, parfois, doit s’évaporer au profit de corpus particuliers… Au terme du visionnement de La condition de l’homme, il est convenu que nous devrions tasser du revers plusieurs largesses de Masaki Kobayashi. Film fleuve de près de dix heures, la toile de fond, parfaite, laissait parfois présager des symboles trop suggérés, des élaborations techniques (obliques, jeux de lumière expressionnistes) se rapprochant d’une stylisation complaisante. Car en laissant Kobayashi manoeuvrer tels les philosophes du cinéma dont il est un rare héraut (avec Malick, Tarkovski, Resnais), on accepte de patienter, d’accorder la primauté au discours et à l’élévation du spectateur qui, avec un peu de chance, sera suspendu au-dessus de sa propre conscience.
Créateur hors pair, Kobayashi est de ceux capable de cerner rapidement l’étendue de ses moyens techniques et discursifs. Cette connaissance de son propre potentiel l’amène, cerné par des contraintes budgétaires, à réaliser cette apologie gravée dans le Japon de l’après-guerre dont il se fait le bonimenteur critique et provocateur. Jouant avec les trames sonores dans une division nette entre musique contemporaine et digressions traditionnelles - quand Toru Takemitsu, compositeur de renom du cinéma mondial, signe la partition, il faut s’y attendre - il distingue deux époques : 1968 avec la guitare et 1945 avec le biwa (instrument à cordes japonais datant du huitième siècle). L’immédiat après-guerre et le fruit de celui-ci. Le passé et ses conséquences au présent.
Chasseur de ces fantômes omniscients auxquels personne n’échappe, l’aspect spectral du cinéma de Kobayashi prend naissance dans sa rigidité et le travail plastique qu’il fait de ses propres images ; Hommage à un homme fatigué, malgré son récit tout à fait contemporain, n’y est pas étranger et à travers ce film peut s’opérer l’étude de la conjugaison des temps filmiques. Esthète et orateur, sage et scientifique, l’auteur est un chercheur sans pitié faisant carrière dans les limites morales de l’être humain : « fais un homme de toi », dit la voix off en s’adressant directement à notre héros. Ce dernier, exténué par les vingt-trois années séparant la reddition du pays et la vie paisible qu’il mène actuellement, nous prend par la main dans le quotidien d’un nouveau Japon au sommet de sa force économique et culturelle. Mais Kobayashi n’est pas un artiste du paisible ou du serein, il est celui de l’infiltration, l’espion dans le système capable de se servir des époques dignes de louanges pour y déceler les injustices et les incohérences. Il est bien facile de montrer la corruption en temps de crise. Il est autrement plus admirable de la cerner lorsque l’Histoire s’est chargée (ou se charge, dans ce film contemporain) de boucher les fissures, de faire taire les délateurs. Hara-kiri (1962) et Rébellion (1967) prennent place dans des ères de paix, Les vies perdues (1971) se déroule lors de la restauration Meiji, époque de l’occidentalisation (généralement jugée bénéfique) au Japon. Et pourtant, c’est de la corruption et de l’hypocrisie des hommes et de leurs castes (samouraïs, policiers, militaires) dont il est toujours question.
Nous sommes donc en 1968, le pays s’est redressé, la vie de notre vaillant travailleur, en apparence paisible avec pour décorum sa sage fille et son fils aux mèches rebelles, ne manque pas de combler le quotidien d’une mère au foyer ; un pôle d’attraction féminin à la famille. Déséquilibrer pour rééquilibrer a dit Bresson, Kobayashi cherche quant à lui un poids opposé capable de faire balancer le dilemme moral s’infiltrant peu à peu au gré du comique, rare sobriquet qu’il nous fait tant plaisir de retrouver chez cet austère artiste dont le propre n’est pas de déséquilibrer, mais bien de faire de la bascule et du levier l’outillage de sa déontologie personnelle : on lance l’officier, revenant du passé, dans le récit pour propulser plus haut Zensaku. Le point de tension où repose cette balance est l’opposé de la mère de famille. Une femme svelte perdue de vue après la défaite de 1945 par notre héros, puis retrouvée récemment dans une idylle diurne huilant le périple métro-boulot-dodo. À cela s’ajoute l’arrivée en scène de son ancien supérieur militaire (notre fameuse enclume déposée sur la bascule), un forcené qui le rendit sourd à coups de bâton pour avoir refusé de battre un prisonnier américain. Traité de couard, le protagoniste en garde une cicatrice, son handicap qui lui rappelle ses moments passés de faiblesse. Sa prothèse, elle, lui permet de cerner le quotidien qui semble courir plus rapidement que lui, lui faisant entendre la moitié des mots, la moitié des bruits. Une oreille tendue vers le silence - et il sille ce silence - qu’a laissé son passé, puis une autre vers la modernité bruyante filtrée à travers sa petite machine.
Zensaku est le premier cyborg de la société des robots. Il est le père de la jeunesse qui modernisa le pays, mais il est aussi celui qui cerne la réalité pour sa descendance. Il l’observe grandir via cette avancée technologique à laquelle il n’échappe jamais - forcément puisqu’il est aussi inventeur - et fait le pont entre le traumatisme de l’après-guerre et la modernisation. La mise en marché de la force industrielle japonaise se révèle profit d’un monde avançant en manipulant la bonne conscience des caractères candides (la maîtresse de Zensaku). Ils vendent leurs brevets (l’ingéniosité technologique japonaise est la fierté nationale de tout le redressement d’après l’occupation américaine) pour fournir les Américains en lance-flammes durant la guerre du Viêt-Nam. Pour Kobayashi, ancien soldat du front et pacifiste convaincu, l’obscène acte de la guerre dissimule des cellules souches. Il les recherche et s’en approche grâce à un cinéma essentiellement tourné vers l’acte du procès, sorte de sceau législatif pour fermer les livres et enterrer le traumatisme.
Voulant tourner en utilisant des images du procès de Tokyo, il se fait refuser l’accès aux archives et doit se retourner vers ce projet retranscrit du brillant écrivain Shusaku Endo (dont le Silence repris par Masahiro Shinoda en 1971 sera bientôt adapté de nouveau par Scorsese). C’est justement cette voix, celle de l’écrivain comme celle de Kobayashi, qui communique avec Zensaku dans un ingénieux procédé de voix off. Les deux consciences de l’homme fatigué, à l’image du petit angelot et du diablotin lui murmurent des conseils à l’oreille, des pensées sur une existence qui manque de rebondissements. Car dans Hommage à un homme fatigué, l’aliénation urbaine mène le héros et son sentiment de redevance envers la collectivité (sa famille, son travail, ses amis). Voilà, pour Kobayashi, les symptômes de l’échec du projet humaniste auquel il a tant cru. Zensaku marche sur un unique sentier esquissé sur la charte de la droiture et de l’harmonie. S’il est fatigué de maintenir son cap, c’est parce qu’il est un des seuls à l’avoir trouvé et que son entourage (sa femme et sa maîtresse ne se faisant compétition que par le biais de l’indécision du mari) floue sa « bonne vision ». Normal qu’il fonce dans les murs.
Il trébuche, se cogne la tête contre ceux-ci ; avoir la tête ailleurs, dans son cas, c’est réfléchir le présent à partir des pensées du passé, tâter les murets de la modernité alors que nos souvenirs nous disent qu’ils ne sont que décombres pour se casser l’orteil contre ce que l’on croyait détruit (ou contre ce que l’on espèrerait encore détruit). Mais ses oreilles sont aussi celles d’Hoïchi qui, dans le troisième sketch de Kwaïdan (1964), se les faisaient arracher par un fantôme. Cicatrice du passé, c’est par l’ouïe que l’univers « kobayashien » bascule : ses personnages sont amputés d’un point de contact avec le monde tandis que le spectateur subit les accents stridents de Takemitsu. Coéquipiers dans une dialectique de la dénonciation, les complices transforment notre perception auditive en un calvaire sonore et visuel ressenti par leurs protagonistes tourmentés. C’est-à-dire que Hoïchi et Zensaku sont autant témoins, et donc possibles délateurs, d’une histoire compromettante. Pour avoir chanté la défaite, Hoïchi a réveillé les morts et s’est fait mutilé le corps pur et intègre qu’il habitait. Pour l’avoir déjà fait, les blessures de Zensaku sont celles sur lesquelles le baume Kobayashi est tamponné méticuleusement. Son hommage à un homme fatigué est chanté en l’honneur de ceux qui, un jour, ont sacrifié leurs parcours prometteurs (Hoïchi, barde élogieux, ou Zensaku, jeune militaire en bonne forme) pour que la vérité jaillisse du passé. Mouchards dissimulés dans l’Histoire officielle, ces martyrs portent sur leurs épaules la lourdeur de ces erreurs passées dont le jugement tarde à venir. On rattacherait ainsi son rêve de filmer le procès de Tokyo (rêve finalement accompli en 1983) à cette croyance profonde, mais aussi le plan final de La condition de l’homme où Kaji, au bout des quelques dix heures de film, s’écroule dans l’horizon, alourdi par le poids de l’injustice.
Ainsi, on va et vient entre les époques, alliant les ellipses du montage à cette mélancolie passagère. L’épure que Kobayashi met à l’honneur dans sa maîtrise des espaces spatiotemporels filmés invoque ces grilles en béton, ces lignes de fer rigides organisant le quotidien de tous les Japonais filmés. La guerre du passé se pavane dans une robe noire de jais. Ses arrière-plans sans fond sont découpés par les flammes, les cadavres jonchent son sol, le visage de Zensaku court à travers ses ruines revues et corrigées par le talent de Kôzô Okazaki (collaborateur fidèle de Kobayashi à partir de 1968), les rendant ombres d’un décor aux terminaisons abyssales. À errer dans le néant de cette mémoire ne retenant que l’horreur (dans la mesure où l’on n’éclaire que l’abject acte de la guerre en laissant invisible son théâtre) d’un massacre - et il n’y a pas d’autre terme pour désigner le bombardement intensif de Tokyo – Kobayashi capte le profil du héros redevenu jeune. Il tente de se déprendre des foules (comme lors du premier plan du film : la sortie d’un troupeau de travailleurs d’un métro de la capitale). La mise au point est sur son visage, le flou recouvre les passants et indique l’impossibilité de la fuite. Les Japonais connaîtront tous le même sort nous dit Kobayashi. Certes, s’il s’intéresse à l’un d’eux, l’exercice démontre que l’hypothèse première de son expérience allait s’avérer aussi vraie qu’au lendemain de la défaite. On se frappe autant contre les murs que contre l’image ou la peur de ceux-ci.
Surfaits, les gags, comme la mise en scène, nous transportent par-dessus le jeu du cinématographe et nous amènent vers une dialectique que le temps plie et déplie avec la facilité d’un origami mille fois recommencé. Un enseignement de la sorte, décortiqué par l’effort de l’analyse, demeure la récompense première de l’introspection accompagnatrice du cinéma de Kobayashi. Il souhaite l’hommage aux pères fatigués fait pour leurs enfants. L’ode de sa génération envers celle qui suivra - la nôtre, mais aussi toutes celles qui ne naissent pas encore. Le temps s’élève et se place au-dessus des péripéties pour permettre de trouver des correspondances et de tendre l’oreille (!) à nos prédécesseurs. Leurs fantômes ont encore bien des secrets à nous communiquer, des secrets dont la passation implique combats et sacrifices, mais surtout la force d’esprit d’affronter les morts devant une contrainte certaine : nous vieillirons et nous hanterons à notre tour le futur. Qu’il nous faille alors, à nous aussi, un héritage à léguer, n’est qu’ordre naturel des choses et essence du projet qu’est celui de réactualiser ce cinéma d’autrefois.
Critique publiée le 22 juin 2010.