Sur les plages d'un opulent tout-inclus, un écrivain en panne d'inspiration (Alexander Skarsgård) et sa femme (Cleopatra Coleman) coulent leurs jours dans une apparente lassitude et une certaine tension maritale. Le luxe de l'appropriation culturelle enrobant l'expérience balnéaire n'amuse plus ce couple que l'enceinte fortifiée de l'hôtel confine à l'oisiveté. Lorsqu'il fait la rencontre d'une actrice téméraire et aguicheuse (Mia Goth) l'incitant à l'aventure, l'auteur ne peut réprimer son besoin d'exaltation. Les choses se déroulent pour le pire : James tue par mégarde un habitant de l'île et se fait interner par les autorités locales, qui lui apprennent que leur nation punit tout homicide, même involontaire, par la mort. Une solution existe toutefois pour qui peut en payer les frais. Par une mystérieuse procédure, un clone du coupable est créé pour prendre sa place sur l'échafaud. L'écrivain assiste donc à l'exécution de son double, retrouve sa liberté et découvre que plusieurs autres visiteurs friqués subissent régulièrement la même opération, s'offrant à volonté cette carte « sortie de prison » pour saccager, harasser et tuer en toute impunité durant leurs vacances. D'abord hésitant, puis séduit par les vices et l'attitude de ses nouveaux amis, James s'abandonne pour sombrer rapidement dans une cauchemardesque déréliction faite d'orgies, de drogues hallucinogènes et de fluides corporels.
À qui ne connaitrait pas le travail précédent de Brandon Cronenberg, il faut savoir que la caractérisation des personnages n'est pas le fort du cinéaste, ce qu'Infinity Pool, son troisième long métrage, nous confirme pour de bon. Les méchants riches et les fonctionnaires corrompus sont manichéens à souhait, des pantins en carton-pâte que le cinéaste manie avec style, mais c'est surtout le protagoniste qui marque par sa vacuité. Magnifique Adonis, golden boy au corps, aux tenues et à la chevelure impeccables, James ne parle pratiquement jamais de son art, des positions ou d'une vision du monde qu'il y défend — il n'a de l'écrivain que le statut, il incarne le parfait artiste bourgeois. Son apathie initiale casse tout élan d'identification qui pourrait nous animer, tandis que les actes odieux qu'il finit par commettre nous dégoutent. Distanciés, nous ne sommes pas absorbés par ce récit qui nous tient à l'écart. On peut détester la brutalité de l'expérience que nous impose le réalisateur, mais il faut admettre que la réflexion sur le voyeurisme à laquelle elle nous confronte est percutante. Elle prend racine dans la scène d'exécution : installé dans un gradin, le protagoniste assiste au spectacle de sa propre mort, qu'une double mise en scène met en valeur. Diégétiquement, une cérémonie ritualise le meurtre par des costumes et une scénographie élaborée tandis que du point de vue filmique, le montage enchaîne les plans serrés de manière dynamique et se mêle à une musique d'une grande intensité pour magnifier la scène. La stupeur suscitée par l'ignominie de la boucherie se transforme en horreur lorsque James réitère l'expérience pour son propre plaisir, puis en profond malaise quand on prend conscience que son sadisme n’est pas si loin du nôtre. Plongés dans le noir, assis confortablement, protégés par les conventions du spectacle au même titre que ce personnage, n'avons-nous pas également payé pour nous repaître d'une bonne dose d'ultraviolence qu'on nous livre à coups d'inserts sur un visage paniqué et baigné de larmes, sur une lame s'enfonçant à répétition dans le ventre ou tranchant le cou d'un innocent ? Notre adhésion à la caméra nous place aux premiers rangs, tandis que le sol de sable beige se teinte des litres de sang déversés pour notre propre bonheur et que les projecteurs mettent bien en valeur pour qu'on n'en manque pas une goutte. L'esthétisation de la violence habillant ce film techniquement très élégant se mêle à l'excitation enfantine des tueurs déguisés et à la volupté des superbes corps nus de Skarsgård et de Goth : l'horreur est un plaisir sordide.
Cela dit, en cette période inflationniste où les écarts de richesse enflamment l'attention médiatique, Infinity Pool sera sans aucun doute interprété comme un émule sanguinaire de Triangle of Sadness (Ruben Östlund, 2022), ce qui est regrettable. Car si la critique d'une élite sans scrupules est bien sentie, elle ne constitue pas le point focal du récit, qui nuance la satire par la générosité et la vertu de Em, la femme du protagoniste. Fille d'un éditeur fortuné, c'est elle qui supporte financièrement son mari depuis dix ans, qui l'aime malgré ses échecs professionnels et son statut social ; c'est encore elle qui cherche à respecter la loi, réprouve l'opportunisme de James et refuse les plaisirs illimités que lui offre la corruption étatique de l'île. La richesse n'est pas foncièrement vile — c'est plutôt la convoitise qui est condamnée à travers la soif de reconnaissance animant le protagoniste. La suite de malheurs qui s'abattent sur lui et structurent le film n'est finalement que la conséquence des choix qu'il pose de plein gré pour dépasser son statut de parvenu ; elle en fait un être profondément pathétique qui sacrifie son humanité et sa dignité. J'ai habituellement horreur des interprétations biographiques, mais laissons notre esprit balader et admettons que les ressemblances rapprochant Brandon Cronenberg et son protagoniste sont nombreuses et peuvent être perçues comme le matériau d'une implacable autocritique. Tous deux artistes, ces quarantenaires n'ont créé que quelques œuvres reçues tièdement par la critique et ne peuvent échapper à l'ombre de leur privilège : la diffusion de leur travail doit beaucoup à la notoriété familiale, celle du beau-père éditeur d'un côté et celle de l'éminent papa cinéaste de l'autre. La pression de devoir produire, être à la hauteur, jouer le jeu, afficher le flegme et l'assurance de l'artiste, traîner avec l'élite sociale définit James et ne semble pas fortuite. Il n'y a qu'un pas à franchir pour s'imaginer qu'avec son dernier film, Brandon Cronenberg cherche peut-être à confronter sa pratique ou ses propres enjeux éthiques par ce double de lui-même qui martyrise et tue son propre double, approfondissant par-là le thème de la dissociation et du trouble identitaire que le cinéaste a développé dans ses œuvres précédentes, en y adjoignant cette fois une dimension personnelle plus perceptible. Les détails restent flous et libres à l'interprétation, la limite entre le réel et la fiction n'est jamais claire — les motifs du clonage, du masque et du mensonge ne sont pas anodins —, mais le film aborde sans conteste les questions du statut de l'artiste et de la convoitise dissimulée en puissance en chaque humain. Par-delà la satire et les considérations métaréflexives, Infinity Pool, en exploitant efficacement ses dispositifs narratifs pour déjouer les attentes, cultiver l'incertitude et encourager la réflexion, prouve que Cronenberg Jr. a su dépasser la superficialité à laquelle on pouvait l'associer. Sa production artistique a atteint un degré de maturité dont beaucoup ne l'imaginaient pas capable et qui promet pour la suite.
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