Where the Wild Things Are (2009)
Spike Jonze
Quitter l'enfance
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Il faudrait faire preuve de beaucoup de mauvaise foi pour ne pas aimer Where the Wild Things Are de Spike Jonze sous le fallacieux prétexte qu'il déroge à la direction instaurée par ses deux long-métrages précédents, Being John Malkovich et Adaptation. La paternité de ces films appartenait autant à leur scénariste Charlie Kaufman qu'à leur réalisateur. À juste titre célébré pour l'authentique oeuvre qu'il a su élaborer dans le monde du vidéoclip malgré les contraintes marchandes propres à ce milieu, Jonze a conservé de cette école une indéniable capacité à mettre sa caméra au service d'un imaginaire autre que le sien (contrairement à l'autre incontournable de cette génération, Michel Gondry, qui a plutôt l'habitude d'imposer son style à ses sujets): autrefois les Beastie Boys, Weezer ou Kaufman et aujourd'hui Maurice Sendak, dont il s'attelle à la tâche d'adapter pour le grand écran le classique de la littérature pour enfants Max et les Maximonstres. Pari réussi, puisqu'il permet au cinéaste de s'émanciper d'une certaine image qui risquait de lui coller à la peau tout en révélant ce qui dans ses films précédents était bel et bien sien - c'est-à-dire un style visuel franc, mais fignolé, de même qu'une admirable capacité à ordonner des situations folles en les ancrant dans un certain réel. Le glissement s'opérant vers l'univers fantastique qui constitue le principal pivot du film s'avère ainsi d'autant plus efficace qu'il s'opère à partir d'une réalité grise dépeinte sans compromis à l'aide d'une caméra nerveuse, mais affectueusement collée à des personnages instantanément attachants. Where the Wild Things Are est, certes, un film à cheval entre deux tons, mais c'est cette ambivalence qui en fait une oeuvre agréablement atypique.
À cette tendance voulant que les films pour enfants offrent aux adultes quelques gags osés à se mettre sous la dent, Jonze réplique par une oeuvre s'adressant à l'enfant sommeillant toujours dans le coeur des (jeunes) adultes qui constituent de toute évidence son public cible. Il y a dans la manière qu'ont l'austérité et l'exubérance de s'entrecroiser ici un mélange de maturité et de naïveté assez unique, gentiment décalé et subtilement excentrique, qu'exprime assez habilement la trame sonore signée par Karen O du groupe rock new-yorkais Yeah Yeah Yeahs. Par cette étroite relation entre musique et images, le cinéaste mobilise des connaissances acquises avec la réalisation de clips. Mais plus qu'un simple effet de style, cette puissante connivence émotive entre ces deux moyens d'expression imprègne totalement le spectateur de l'atmosphère douce-amère que tente de créer le film, resserrant les liens qui l'unissent à ce monde imaginaire enveloppant. Jonze offre à même sa fiction la plus belle illustration possible du pouvoir de séduction de ce royaume rêvé: une maquette géante construite par le monstre Carol, dans laquelle se glisse le héros interprété avec une candeur contagieuse par le jeune Max Records. Adopté par une fiction chaleureuse, qui va symboliquement jusqu'à se mettre en scène sous la forme d'un utérus protégeant Max lorsqu'il est avalé par la maternelle KW, le spectateur et son double sont en bout de ligne expulsé, renvoyé dans le monde réel où ils devront mettre à profit les expériences vécues dans le cinéma intérieur du songe les ayant pour un court moment abrités.
Au-delà de tout, l'enjeu fondamental du film est donc le rôle du conte et le rapport qu'il entretient avec le réel. Comment la fable remplit-elle une fonction d'enseignement, devenant une forme de rite initiatique menant à la maturité? Ces préoccupations ne sont pas neuves, mais Where the Wild Things Are les aborde de plein front, avec à la fois une générosité d'âme qui dépasse le simple usage des convenances et une sincérité qui contourne le bête exposé théorique. Les leçons du film sur les limites d'un individualisme qui vire vite à l'égocentrisme sont senties, développées tant dans leur dimension personnelle qu'existentielle par un cinéaste (travaillant à titre de réalisateur et de scénariste) qui semble encore vivement interpellé par les problématiques que soulève l'oeuvre qu'il a choisit d'adapter. D'où ce caractère inclassable, ayant choqué certains critiques incapables d'appréhender le film en fonction de sa proposition inusitée - qui est qu'au fond l'adulte « oublie » parfois les prises de conscience qui ont fait de lui un adulte en premier lieu, que le retour à l'enfance s'impose en quelque sorte comme seul moyen de faire le point. Where the Wild Things Are invite à une naïveté renouvelée avant de la remettre en question; il reprend d'une main ce qu'il donne de l'autre. En replongeant le spectateur dans un état de réminiscence lié à l'enfance expressément dans le but de le forcer plus tard à quitter ce nid douillet créé avec soin, il lui fait revivre l'expérience traumatique qu'il met en scène: la réalisation que fait l'enfant qu'il ne constitue pas le centre de l'univers, découverte trop souvent prise pour acquis que l'expérience cinématographique permet de revivre intimement.
Doit-on souligner que la photographie est parfaite dans son accord avec l'atmosphère délicieusement feutrée et tendrement mélancolique de l'ensemble? Que les effets spéciaux mêlent brillamment techniques traditionnelles et méthodes modernes? Non, car de la part d'un si chevronné créateur d'images on ne s'attendait à rien de moins. Ce qui mérite vraiment d'être célébré, c'est la profonde humanité du film de Spike Jonze, ainsi que sa capacité à transcender la logique marchande du découpage démographique en tranches d'âge pour adresser des émotions universelles et intemporelles de la manière la plus directe et appropriée possible. Film sur l'enfance plutôt que film pour enfants, même si le naïf vocabulaire employé est en apparence celui du film pour enfants, Where the Wild Things Are sollicite la forme du conte pour mieux plonger son public adulte dans l'espace du souvenir où il se déroule réellement. Dans les séquences « réelles », le spectateur s'identifiera autant au turbulent Max qu'à sa pauvre mère dépassée (Catherine Keener, naturellement radieuse comme à l'habitude). Dans le même ordre d'idées, le film prend le soin d'adopter le regard pétillant d'émerveillement de la jeunesse quand vient le temps de donner vie à sa fantaisie; mais le ton un brin nostalgique qu'elle dégage même dans ses moments les plus fous instille l'impression que l'on assiste impuissant à l'autopsie de ce rêve. Le conte, chargé d'une gravité qui lui échappe, a déjà pour mission de disparaître afin de redonner préséance au monde réel. Il ne reste plus, alors, qu'à espérer que les leçons qu'il avait à transmettre ont été assimilées. La coupe finale vers le générique, qui renvoie brusquement le spectateur à sa réalité, met en évidence la double nature de ce constat.
Critique publiée le 13 février 2014.