Le cinéma iranien possède une riche et subtile tradition d’humanisme, ancrée dans des échanges verbeux autour d’enjeux domestiques où l’on aborde par la bande les tares d’une société théocratique aux nombreux interdits… jusqu’à l’incarcération systématique des cinéastes responsables. Pensons à Jafar Panahi, qui dans Aucun ours (2022) anticipait son propre emprisonnement, survenu après sa visite au bureau du procureur pour s’enquérir du sort de son collègue Mohammad Rasoulof. Ce dernier, qui travaille désormais en Allemagne, n’a plus que faire de la subtilité, prenant ici le taureau par les cornes, adoptant le drame familial à l’européenne et multipliant les images choc afin d’épouser la cause révolutionnaire des manifestant·e·s du mouvement Femme, Vie, Liberté. Ce faisant, il livre une œuvre puissante sur l’importance de la solidarité féminine face à un patriarcat archaïque dont la mort n’est plus seulement souhaitable, mais nécessaire, là-bas comme ici, dans une œuvre qui possède des échos politiques universels, et qui nous rappelle que les mobilisations populaires peuvent encore faire trembler les puissants.
Ça commence fort, avec une image aux relents mafieux où l’on voit des mains d’hommes s’échanger des balles de pistolet et un stylo, avec lequel un papier officiel est signé. C’est le motif dreyerien d’un pouvoir masculin désincarné dont les doigts ont force de loi (ceux d’Absalon Pederssøn dans Jour de colère [1943]), et qui marque ici l’intronisation d’Iman (Missagh Zareh) au poste d’enquêteur du tribunal révolutionnaire de Téhéran. L’homme quitte ensuite les halls du pouvoir et monte dans son véhicule ; un Beretta gît bien en vue sur le siège passager, sous une pile de documents. Puis, il se dirige hors de la ville, qu’il laisse loin derrière pour aller prier dans une chapelle à flanc de montagne. On croit d’abord avoir affaire à un tueur à gages qui vient expier ses péchés à venir, mais on comprend surtout la référence à un mauvais musulman qui brandit la menace des armes pour asseoir un pouvoir soi-disant divin. Étonnamment, le personnage s’efface rapidement du récit, laissant l’avant-scène à sa femme Najmeh (Soheila Golestani) et ses deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), que leur mère somme d’adopter désormais une conduite irréprochable digne des nouvelles fonctions de leur père. Mais les choses dérapent lorsque les deux étudiantes sont mêlées malgré elles aux manifestations populaires, et que la violence s'immisce au cœur de l’existence exemplaire de la famille. Le pistolet, qui disparaît mystérieusement au cours du récit, incarne alors une manifestation microcosmique de cette violence, finissant par revêtir une fonction analogue à celle du revolver de La haine (1995), qui doit changer d’usage en changeant de main, et servir la cause réformiste.
Quoique le film cultive initialement quelque ambiguïté quant à la posture éthique d’Iman, forcé malgré lui de signer des condamnations à mort à un rythme qui s’accélère à la vitesse des arrestations massives de manifestant·e·s, on constate vite qu’il s’agit en fait d’un gardien inflexible de la doctrine. Le passage vers l’intérieur de l’appartement familial lève alors le voile sur la réalité beaucoup plus complexe des femmes, particulièrement celle de la mère, qui se retrouve dans une posture extrêmement délicate, entre la piété matrimoniale, la rectitude religieuse, le désir de conserver son statut social et son empathie pour ses deux filles, de plus en plus désillusionnées et de plus en plus opposées au régime que représente leur père. Le confinement du récit dans des espaces domestiques fermés (incluant l’habitacle de la voiture qui achemine les sœurs vers l’école) évoque à la fois une sorte de prison de verre et un espace bourgeois assiégé, de même que la réalité d’une production restreinte par la menace du couperet judiciaire où s’immiscent de plus en plus bruyamment les échos de l’ire populaire en provenance des rues. Des slogans qui parviennent aux fenêtres jusqu’aux vidéos issues des réseaux sociaux, qui viennent contredire les informations colportées par les grands médias d’État dont s’abreuve Najmeh, la pression extérieure fait craquer l’illusion de sécurité qui entoure la famille, au même titre que celle d’une cohésion sociale maintenue par la menace de représailles, le tout reposant sur une faille intergénérationnelle qui menace de tout engloutir. Les images de violences policières tirées des réseaux sociaux, insérées en parallèle des images dédiées au récit des personnages en viennent ainsi à incarner « la vérité » occultée par le régime qui, lui, fait porter aux manifestant·e·s le poids du terrorisme. Rasoulof consacre d’ailleurs de longues séquences ininterrompues à ces images, qui servent de parenthèses au récit bourgeois central, s’ouvrant comme des plaies nationales béantes que peine de plus en plus à voiler le lustre de la vie rangée des personnages, permettant en outre au réalisateur de rajouter des scènes extérieures qu’il n'aurait pas pu filmer autrement.
:: Mahsa Rostami (Rezvan) et Setareh Maleki (Sana) [Run Way Pictures / Parallel45 / Arte France Cinéma]
:: Au centre, Niousha Akhshi (Sadaf) [Run Way Pictures / Parallel45 / Arte France Cinéma]
L’adoption de la perspective féminine est particulièrement précieuse, permettant au film de déconstruire le discours masculin centré sur l’obéissance inconditionnelle au régime (même les fonctionnaires, dans leurs bureaux sous écoute électronique, placardés d’affiches lugubres de l’ayatollah, s’abandonnent volontiers au système en place), mais surtout de bien comprendre et d’épouser la grogne qui est à l’origine des mouvements de protestation anti-apartheid. Le film constitue ainsi une plongée dans la psyché féminine à l’orée de l’émancipation. C’est l’occasion d’approfondir une relation triangulaire mouvementée mais cathartique entre les trois femmes, où l’ajout d’un quatrième personnage (Sadaf, étudiante universitaire et amie de Rezvan) permet d’explorer des notions d’éthique et d’empathie qui, tranquillement, contribuent à faire changer la vision du monde de Najmeh. C’est aussi l’opportunité de développer des scènes poignantes de solidarité féminine, à mi-chemin entre l’horreur et la beauté, comme cette séquence où, entourée de ses deux filles affligées, la matriarche enlève délicatement la chevrotine logée dans le visage illuminé de la jeune femme. Elle fait ensuite tomber les billes de métal ensanglantées dans le drain de son évier, dont elle tache la porcelaine blanche dans un leitmotiv classique du cinéma de genre : la souillure de l’univers aseptisé de la classe dominante par sa propre violence larvée. C’est le sang qui remonte aux sources du sang, révélant l’origine funeste du pouvoir des élites iraniennes.
L’appartement assiégé, l’évier souillé, la nervosité grandissante du père face à la disparition du pistolet, tout cela contribue à représenter un régime qui tangue, une autorité qui part en panique, une brèche qui se forme dans la façade lisse d’un système qu’on croirait imprégnable, mais dont l’efficacité dépend uniquement de l’obéissance et de la peur des masses. Or, c’est sans doute en ouvrant cette brèche que le film développe le plus éloquemment sa posture révolutionnaire, en montrant qu’il est encore possible de faire craquer les forteresses en apparence les plus solides. Il s’opère alors un retournement de situation, où le poids de la peur, le poids de l’angoisse, le poids de l’incertitude retombent sur les épaules des oppresseurs, qui doublent la mise dans un effort désespéré de protéger leurs acquis. La scène où Iman remet sa famille entre les mains d’un interrogateur illustre de façon prenante les dérives d’un système de pouvoir qui n’hésite pas à recourir à la torture pour se protéger lui-même, préfigurant la transformation finale du patriarche désespéré en antagoniste machiavélique. On assiste également à un renversement de la puissance du regard accusateur qui, une fois posé du bas vers le haut, de la population vers les tenants du pouvoir, tend à mettre ces derniers en déroute. Ainsi s’annonce le changement de cap que subit le film dans sa dernière partie, quittant le monde relativement nuancé du drame familial pour un film de genre rempli d’archétypes symboliques, de plus en plus manichéens, qui dénote une posture de plus en plus intransigeante de la part d’un réalisateur qui finit par embrasser la cause protestataire à bras le corps. On assiste conséquemment à une fin explosive où toute ambiguïté s’évanouit, et où les images documentaires des manifestations entourant la mort de Masha Amini prennent une couleur rosie, une couleur optimiste, une couleur libératrice, nous rappelant qu’il est encore possible pour l’humanité, même face à une menace rétrograde de plus en plus écrasante, d’accéder à l’émancipation.
8 |
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |