Ce qui se trame derrière l'image
Par
Jean-François Vandeuren
La publicité nous envahit un peu plus chaque jour. Qu’elle se manifeste sous la forme de panneaux d’affichage, de réclames télévisuelles ou de courriels indésirables, nous ne pouvons tout simplement plus lui échapper. À l’intérieur d’un marché devenant de plus en plus compétitif, certaines entreprises n’hésitent pas à débourser des sommes astronomiques pour vanter les bienfaits de leurs produits et services. Leur avenir se retrouve alors entre les mains de différents concepteurs ayant pour mandat de séduire le consommateur et de le convaincre de sortir de sa tanière et d’aller se procurer la toute dernière babiole sans laquelle « il ne pourrait carrément plus exister ». C’est autour des réflexions et du quotidien de l’un de ces « créatifs » cyniques et désillusionnés que s’articule la trame narrative de ce 99 Francs du cinéaste Jan Kounen. Nous nous retrouvons ainsi au coeur de l’univers d’Octave Parango (Jean Dujardin), l’une des têtes pensantes de la plus prestigieuse agence publicitaire de Paris. Après avoir vécu pendant des années en marge d’un monde qu’il contribua à enlaidir en ne faisant de sa vie qu’une bête succession de nuits endiablées nourries à la cocaïne, Octave renouera avec la réalité d’une manière particulièrement brutale. Incapable de s’imaginer dans ce rêve qu’il tente pourtant de vendre chaque jour au reste de la planète, Octave larguera sa petite amie au moment où celle-ci lui apprendra qu’elle est enceinte. Dégouté par le monstre d’égoïsme qu’il a fini par devenir, notre antihéros tentera par la suite de remettre les pendules à l’heure en sabotant la plus importante campagne publicitaire de sa carrière et en cherchant désespérément à reprendre contact avec la femme qu’il aime.
Au moment de sa parution à la fin de l’été 2000, le roman de Frédéric Beigbeder contribua à sa façon à l’essor d’un mouvement artistique dont l’un des objectifs était de sensibiliser le chasseur d’aubaines qui sommeille en chacun de nous aux multiples dangers et conséquences liés au capitalisme (sauvage) et à la (sur)consommation. Ce discours enflammé ayant été prononcé plus souvent qu’à son tour au cours des dernières années, nous étions évidemment en droit de nous interroger quant à la nécessité d’une relecture aussi tardive du plus grand succès de l’écrivain français. Visiblement conscients du retard qu’ils accuseraient sur leurs prédécesseurs au moment de la sortie du présent effort, Kounen et ses acolytes décidèrent de ne pas se casser la tête et de situer leur histoire dans son contexte originel, soit au tout début de la présente décennie. L’emphase n’est d’ailleurs jamais mise ici tant sur le propos que sur l’évolution psychologique d’un protagoniste cherchant tant bien que mal à donner un nouveau sens à sa propre autodestruction. Ayant passablement affaibli le ton dénonciateur de l’oeuvre originale au profit d’une structure dramatique beaucoup plus conventionnelle, Kounen et ses coscénaristes Nicolas & Bruno réajustèrent tout de même le tir en effectuant quelques choix d’adaptation particulièrement judicieux, accordant notamment beaucoup moins d’importance aux personnages secondaires afin de concentrer la majeure partie de leurs énergies sur le cas d’Octave Parango. Mais si l’initiative permet au trio de créer une dynamique narrative se distinguant suffisamment de celle des autres essais du genre pour ne pas sentir le réchauffé, elle finit malgré tout par réduire la portée d’un manifeste qui avait déjà été relégué en toile de fond, et sans lequel 99 Francs n’aurait tout simplement aucune raison d’être.
Une telle incursion au coeur d’un univers aussi superficiel et décadent réclamait évidemment une approche esthétique tout ce qu’il y a de plus léchée et extravagante. Réputé pour son style particulièrement chargé, Kounen livre la marchandise - d'une certaine façon - en ne ratant jamais une occasion de faire plus de bruit que ce qui est réellement nécessaire. Ce dernier cherche ainsi à combattre le feu par le feu en critiquant ouvertement la forme souvent grossière et peu nuancée défendue par bon nombre de publicités et de vidéoclips tout en basant sa démarche sur une utilisation abusive de ces mêmes effets de style tapageurs que nous associons généralement à ce genre de médiums. Malheureusement, l’expérience ne produit pas toujours les effets escomptés et engendre même de sérieux problèmes de rythme - la résonance de l’oeuvre sur le plan dramatique étant parfois grandement affaiblie par la vitesse fulgurante à laquelle se succèdent les événements du récit. Le cocktail visuel que nous sert Jan Kounen demeure, certes, explosif, mais celui-ci se serait sans doute révélé bien plus rafraichissant s’il avait été concocté quelques années auparavant. Le cinéaste s’inspire d’ailleurs un peu trop de la démarche visuelle colossale qu’avait mise sur pied David Fincher pour son adaptation du Fight Club de Chuck Palahniuk, falsifiant quelques-uns de ses trucages numériques les plus mémorables tout en imprégnant son effort du même ton cynique et fataliste par le biais d’une narration en voix off à la fois lourde et monocorde. Nous pouvions évidemment nous attendre à ce que le réalisateur d’origine néerlandaise ne fasse aucunement dans la dentelle, mais nous aurions tout de même espérer que ce dernier fasse preuve d’un peu plus d’imagination derrière la caméra.
Le cinéaste réussit tout de même à se tirer d’affaire en ne conférant pas qu’une simple dimension spectaculaire à ses élans et en cherchant plutôt à lier intrinsèquement ceux-ci à l’esprit embrouillé de son personnage principal. Kounen et ses comparses gèrent d’ailleurs l’ensemble des éléments de leur film d’une manière tout à fait compétente, mais aussi quelque peu paresseuse. Ainsi, si le trio effectua plusieurs choix d’adaptation tout ce qu’il y a de plus cohérents - telle l’habile double finale capitalisant pleinement sur la façon volontairement confuse dont Frédéric Beigbeder entrecroise bien souvent réalité et fiction -, il finit également par emprunter un nombre effarant de raccourcis narratifs lors de situations qui auraient pourtant gagné à être un peu plus approfondies. Mais même s’il ne soulève en soi aucune question qui n’a pas déjà été posée précédemment, le film de Jan Kounen ne se contente pas que de remâcher mollement cet éternel discours sur la valeur réelle d’une quête du bonheur s’effectuant de plus en plus en fonction de notre attirance pour les plus grandes marques. Au-delà du malaise et du doute qu’il tend à semer chez le spectateur, 99 Francs affiche un sens de la répartie pour le moins surprenant en ne reniant jamais le statut artistique de la publicité, traitant plutôt celle-ci comme la victime d’un système corporatif qui l’aura progressivement transformée en une nouvelle forme de pollution ambiante en l’exploitant d’une manière toujours un peu plus excessive. Essai pertinent à défaut d’être réellement marquant, ce sera néanmoins pour le jeu survolté de Jean Dujardin que nous nous souviendrons le plus de ce 99 Francs. Performance qui réussira à nous faire oublier sur le coup la plupart des lacunes d’un scénario développé de façon quelque peu maladroite tout comme le manque flagrant d’opportunisme de ses trois maîtres d’oeuvre.
Critique publiée le 22 août 2008.