ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Megalopolis (2024)
Francis Ford Coppola

Croire pour voir

Par Mathieu Li-Goyette

Il faut le voir pour croire à quel point Megalopolis est une bête chimérique dont les excroissances débordent de toutes parts. De dire qu’il est ambitieux est l’euphémisme le plus mal mesuré qui soit ; de dire qu’il est effectivement mégalomane commence à peine à couvrir le continent créatif que Francis Ford Coppola fait sortir des eaux tranquilles et ordonnées du cinéma commercial. Car Megalopolis est furieux et suicidaire, génial et malade, visionnaire et grossier, se permettant davantage dans n’importe laquelle de ses scènes que la très grande majorité des cinéastes ne s’en permettent durant toute une carrière. Il est certain que la proposition ne plaira pas à tout·e·s, qu’éventuellement sa distribution demandera des pirouettes qu’aucun film de cette envergure n’a jamais exigées (à cause d’une scène brechtienne en particulier qu’il faudra bien taire ici), comme il est certain que le film ne recoupera pas son faramineux budget.

Megalopolis est né maudit et il finira sans doute par être adulé exactement pour cela, au point de donner raison à son argument central, celui d’une mégalomanie capable de refonder le monde d’un énorme coup tellement ambitieux qu’une toute nouvelle manière de voir et d’expérimenter le cinéma en salle pourrait en émerger. Nul doute que Coppola sait déjà la vanité de ce geste provocateur, qu’il sait que l’industrie ne le suivra pas, qu’elle le laissera foncer droit dans un mur comme elle l’a si souvent fait par le passé après le triomphe catastrophé d’Apocalypse Now (1979). Mais voilà, justement, l’ultime leçon du maître : l’utopie n’a rien de la planification financière ou stratégique, c’est une pulsion d’amour faite pour traverser les âges et transformer la réalité, quitte à la faire craquer, la faire s’écrouler, en espérant que dans ceux et celles qui suivront l’on trouvera d’autres idéalistes petits et grands qui sauront en reconnaître et en recoller les morceaux.

Premier morceau : Rome. Ou plutôt, « New Rome », un New York à peine déguisé, une cité imaginée pour être près des nôtres. Madison Square Garden en arène de chars romains. Times Square à l’identique. Les sbires du maire Cicero (Giancarlo Esposito) devenus la Design Authority, la police de l’architecture et de l’urbanisme chargée de surveiller les plans de l’architecte utopiste Caesar (Adam Driver) qui tombera rapidement amoureux de la fille du maître de la ville (Nathalie Emmanuel). Des coupes de cheveux romaines sur toutes les têtes, Chloe Fineman en membre d’un coryphée orgiaque d’enfants incestueux, Aubrey Plaza incarnant une animatrice télé au nom chromé de Wow Platinum (!), Shia LaBeouf en Clodio Pulcher, le fils ingrat et vulgaire du banquier décadent Hamilton Crassus III (Jon Voigt et une scène d’érection), bref une grossièreté mur-à-mur qui est peut-être ce qu’il y a de plus familier si l’on compare un instant Megalopolis au Roma (1972) de Fellini ou au Caligula (1979) de Tinto Brass. C’est une chanteuse populaire qui se donne en spectacle accrochée sur une lune, femme-idole comme Taylor Swift dont on livre ici la virginité aux enchères — au plus offrant le privilège de l’obliger à demeurer « pure » —, dans un délire où la culture de masse est passée au crible sous l’angle du « pain et des jeux », comme une déchéance attendue de tout empire se laissant distraire par trop de divertissement.

Second morceau : Shakespeare. Le Shakespeare des pièces romaines, des grandes trahisons, des soifs de pouvoir, des familles fratricides, des dynasties à n’en plus finir. Le familialisme de Coppola y est évidemment confortable, avec ses malédictions, ses obligations, son favoritisme malsain, des thèmes irréductibles dans son œuvre comme dans sa manière de tourner (encore une fois, de nombreux membres du clan Coppola se retrouvent devant et derrière la caméra — Jason Schwartzman, Talia Shire, Roman Coppola…). Cette dimension n’a jamais été la plus profonde chez lui, seulement la plus présente, la plus chargée symboliquement, une sorte de privilège affectueux mais de privilège tout de même (c’est la famille quoi), et qui trempe l’ensemble de son projet dans un déterminisme génétique responsable de boucher les trous de la narration. On ne sait pas vraiment comment certains personnages finissent par se réconcilier ni par s’haïr au point de se tuer, mais on se l’imagine lorsqu’on pense aux histoires familiales habituelles du cinéaste, lorsqu’on connaît un peu Shakespeare, lorsqu’on se rappelle la poignée de main finale du Metropolis (1927) de Lang qui serait l’autre grande influence à citer ici. Il est intéressant par ailleurs de noter qu’à l’inverse de Lang, Coppola semble incapable de s’intéresser réellement à la société ni même au peuple qui l’habite. Son film porte sur l’Amérique, mais cette dernière semble partout et nulle part à la fois, et c’est sans doute là le plus grand défaut de Megalopolis, son absence totale de tout rapport au processus de l’idéation utopique, restituée à l’écran comme une sorte d’éclair de génie, prolongeant évidemment tout ce qui sous-tend cette vision démiurgique de la culture à laquelle Coppola a si souvent contribué [1]. « I believe in America », entendait-on résonner au tout début de The Godfather (1972), phrase prophétique si elle en est une, et qui agit comme le moteur de Megalopolis, qui ne porte sur aucune cause en particulier et qui ne détaille aucune solution sinon de continuer à croire en une sorte de destinée qui finira, dans le grand ordre historique des choses, par s’équilibrer à condition de rêver toujours plus haut, toujours plus fort.


[American Zoetrope / Caesar Film]

Troisième morceau : le cinéma. Le cinéma comme manière d’arrêter le temps et de le fixer dans un passé dont on pourra toujours retomber amoureux·euse à défaut de pouvoir le retrouver. Si le problème de Coppola est d’utiliser la citation (de Marc-Aurèle à Emerson) comme levier narratif, il faut dire que le jeu d’hommages et de références est insuffisant, en soi, à nous convaincre des raisons de son utopie, qui demeure au fond un projet profondément vague, si vague qu’on dirait qu’il est plus intéressé par le geste que par son résultat. Peut-être parce qu’il sait qu’il ne sera pas là pour le voir, il ne lui reste finalement qu’à y croire pour pouvoir le voir, usant du cinéma comme d’une lanterne magique carburant à la foi et incarnée ici par Adam Driver. Placé en alter ego de Coppola, son personnage est le créateur du megalon, une matière dorée dont il finira par se recouvrir le visage meurtri, substance bonne pour inventer l’avenir, pour guérir, pour arrêter le temps, une matière sublimée aux vertus cinématographiques et divines qu’il oppose au « béton et à l’acier » privilégié par le maire et son vizir véreux (Dustin Hoffman). Comme un voile religieux, qui rappelle les bandelettes qui régénéraient le personnage de Tim Roth dans Youth Without Youth (2007), le megalon transforme Caesar en un Lazare de Vinci, un inventeur christique qui rêve et qui rêve, emportant le film, sa ville et son monde avec lui. L’amour ne se touche pas, entend-on dans Megalopolis, mais il fait tout bouger, au risque de parfois provoquer la destruction lorsqu’on essaie de le porter au sommet de toutes choses. Or pour sauver l’amour des méfaits qu’il peut induire, persiste à dire l’architecte dans la sublime scène finale, il suffirait de s’armer de temps, de conscience et de courage. Time. Consciousness. Courage.

À l’âge de 85 ans, Coppola n’a plus de temps. Il n’a pas non plus eu la meilleure des consciences au fil de sa longue carrière (bien au contraire — et les récentes rumeurs soulevées par le Guardian ajoutent de l’eau à ce moulin). Mais il n’a jamais manqué de courage et ce chant du cygne en est l’énième réaffirmation. Celle d’un artiste capable d’étreindre en deux heures et demie toute l’histoire du cinéma, du muet des grandes symphonies urbaines des années 1920 jusqu’aux délires numériques qu’il a toujours pris plaisir à s’approprier. C’est aussi la folie d’un dispositif tri-écran napoléonien qui récupère Abel Gance (que Coppola avait restauré en 1981 et dont Cannes présentait la nouvelle version en pré-ouverture), l’orchestration de panoramiques en images de synthèse qui renversent complètement l’esthétique contemporaine de la vente immobilière, ou encore un montage littéraire travaillant la destinée comme il l’avait si bien réussi dans son Dracula de 1992.

Megalopolis est disgracieux et sans finesse aucune sinon dans le caractère de son créateur épuisé par la vie et le deuil (qui habite le film comme il habite sa sortie suite au décès de son épouse à qui le film est dédié). Plus encore, Megalopolis rêve d’être le « début d’une conversation » à laquelle Coppola ne pourra jamais réellement participer, parce qu’il est vieux, parce qu’il a le malheur d’être à la fois un monstre sacré et un éternel exilé. Tout ceci, pour contredire un critique allergique au risque, n’a rien d’un accident de char romain. C’est un nouveau stade imaginaire, arène où se bataillent des idées, étape pour commencer à rêver d’un cinéma futur qui serait libéré de son classicisme commercial, de ses tactiques consensuelles. Il faut croire pour le voir, croire pour que le temps puisse s’arrêter. J’ai choisi d’y croire.

 

[1] Il faut lire Sylvain Lavallée sur One From the Heart [1981] à ce sujet, puis dans un texte (à paraître en juin) qui creuse encore plus profondément la question.

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Critique publiée le 19 mai 2024.