DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Tetro (2009)
Francis Ford Coppola

L'encre, la lumière et le sang

Par Alexandre Fontaine Rousseau
« Le langage est mort », clame Vincent Gallo à l'intention d'un aspirant dramaturge quelque part au coeur de Tetro - fascinante consécration du Francis Ford Coppola réincarné qu'annonçait déjà l'injustement incompris Youth Without Youth de 2007. Affirmation paradoxale pour l'auteur qu'incarne Gallo, mais parfaitement logique dans le contexte de ce film qui parle avant tout la langue primaire de la lumière. Réflexions abstraites dans l'objectif de la caméra, rayons éblouissants du soleil baignant l'ensemble du film, faisceaux révélateurs que dirige vers la scène le personnage de Gallo, éclairagiste de métier ; mais aussi rayonnement incandescent des comédiens que dirige avec une chaleur tangible le maître Coppola. Tetro est un film sur la lumière et l'obscurité, l'amour et la haine, la fidélité et la trahison, l'art et le commerce, la vérité et le mensonge ; une oeuvre sur les absolus essentiels qui animent l'expérience humaine, un poème enraciné dans la vie où l'abstrait s'incarne dans la chair.
 
Si Youth Without Youth était un traité de philosophie, son successeur est en quelque sorte un testament autobiographique. Mais les deux se rejoignent dans le franc romantisme avec lequel ils contemplent le monde, dans l'éternelle jeunesse qu'ils trouvent à même leur sagesse. Tetro frappe par sa pureté en même temps qu'il impressionne par sa complexité ; c'est un labyrinthe par lequel son architecte se dévoile, une énigme qui, en refusant les solutions simples, esquisse une réponse bien plus vraie. Malgré sa démesure fellinienne, ce splendide mélodrame trouve sa résonnance dans l'intimité qu'il crée - dans le lien de sang qu'il tisse entre le spectateur et cette famille, entre lui-même et l'héritage cinématographique qui l'inspire (les ballets surréalistes de Michael Powell et Emeric Pressburger, plus spécifiquement). Vérité que le cinéma, lorsqu'il trouve le moyen de s'exprimer si directement par de tels moyens détournés.
 
Tetro c'est aussi (surtout?) Vincent Gallo, acteur imprévisible ici libéré dans le rôle qu'il était né pour jouer - présence tour à tour effacée ou tyrannique, tendre et violente à la fois, narcissique à l'extrême, mais parfaitement magnétique. Gallo est le noyau du film un peu comme l'était Rusty James dans Rumble Fish, oeuvre parente à celle-ci dans la filmographie de Coppola. Encore une fois, il est question d'un cadet qui vit dans l'ombre de son ainé, de deux frères qui cherchent à se distancier du mythe de leur père. Mais là où Rumble Fish constituait une réflexion sur les grandes mythologies du cinéma américain à l'ère de leur déclin, c'est-à-dire le questionnement postmoderne des années 80, Tetro médite ces thèmes familiaux sur un mode plus personnel - à la limite si personnel en fait que certaines clés ne sont pas à notre disposition, que certaines portes s'entrouvrent, mais ne laissent passer qu'un mince filet d'interprétation.
 
Tetro est un casse-tête, mais c'est justement par cette opacité qu'il se définit, épousant par ses contradictions les tourments de son personnage phare. Avec Gallo, Coppola trouve un animal à dompter, une force brute à diriger, une énergie à canaliser. Gallo, en retour, obtient un rôle à la mesure de sa démesure ; un fantasme d'artiste torturé, de glorieux éclopé, un damné béni par l'illumination de l'inspiration qui refuse les privilèges rattachés à son nom et cherche à se définir par ce qu'il est plutôt que par d'où il vient. Un vrai personnage de roman, que le film arrive à cerner par une multitude de pirouettes formelles, mais aussi, plus simplement, en laissant l'acteur incarner.
 
Cette force vitale, Coppola l'oppose à deux choses. D'abord, le père Tetrocini, chef d'orchestre mégalomane représentant ce perfectionnisme destructeur qui dérivait vers le totalitarisme dans Youth Without Youth. Ensuite, la marchandisation de l'impulsion artistique, l'institutionnalisation de la culture qui trouve sa matérialisation paroxysmique dans le cirque médiatique du dernier acte. Ce festival à la forme panoptique, délire qui domine la mode et l'argent, est un peu la machine à laquelle a échappé Coppola - qui fait maintenant cavalier seul, et s'est réaffirmé en tant que créateur en réclamant son indépendance, en s'éloignant de l'industrie de l'image qui l'avait presque englouti à la fin des années 90. Tetro, en ce sens, est le manifeste de cette liberté nouvelle et le personnage de Gallo l'alter ego anarchique de cet auteur ressuscité, revenu aux sources pour renouer avec cette vérité fondamentale qui devrait être au coeur de toute démarche créatrice.
 
Voici un film fier, fier jusque dans ses errances et ses imperfections ; un film où tout semble assumé, même les faux pas apparents qui sont au fond des marques de la confiance liant Coppola et son audience. Aimer Tetro, c'est aimer totalement jusque dans les plus nocives implications de ce verbe. « It's gonna be okay, we're a familly » ; note d'espoir placée en fin de parcours, sublimant les douloureuses révélations et les conflits irrésolus d'une conclusion qui laisse le drame intact, lancinant. Si le film peut se terminer ainsi, c'est que cette conviction plus qu'une idée est un pilier - une certitude d'autant plus forte que ses limites ont été testées sans relâche et remises en question sans pitié. En assumant sa paternité, Tetro triomphe aussi sur l'individualisme sauvage qui l'a jusqu'à ce jour défini. Il devient l'homme qu'il s'est toujours targué d'être.
 
Finale courageuse, donc, mais baignant dans la même lumière incertaine sur laquelle le film s'ouvrait. La vie est ce casse-tête auquel il manque toujours une pièce, ce drame brûlant qui se renouvelle constamment. Au-delà de la raison priment ces émotions que le film met de l'avant avec l'abandon d'une âme qui n'a plus rien à perdre. Tetro est l'oeuvre d'un cinéaste qui dit tout tandis qu'il est encore temps, d'un homme assumant pleinement la valeur des mots qu'il prononce. Il s'agit, certes, d'une oeuvre « mature », mais plus encore d'une oeuvre passionnée et amoureuse de chacun de ses personnages. Dans quelle mesure son auteur parle-t-il de l'homme qu'il est, qu'il a été, qu'il voudrait être? Le simple fait que Tetro soulève cette question justifie sa valeur et souligne son authenticité. Au-delà du symbolisme chargé et des références soutenues à The Tales of Hoffmann, certaines des plus belles scènes du film sont les plus simples : ce sont celles où le soleil argentin inonde l'objectif, caresse les visages temporairement heureux de Gallo, d'Alden Ehrenreich et de la radieuse Maribel Verdú. Ces instants d'accalmie au coeur de la tempête rappellent que ce ne sont pas toutes les lumières qui aveuglent, que la vie, c'est aussi cette belle inertie captée avec grâce par un cinéaste ayant appris à savourer chaque instant comme s'il était le dernier - et à filmer au gré de cette certitude.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 14 mai 2010.