Quand la ville dort
Par
Olivier Thibodeau
La voix désincarnée d’Hubert Koundé émerge de la noirceur primordiale, narrant « l’histoire d’un mec qui tombe d’un immeuble de cinquante étages ». « Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien... », raconte le jeune Béninois d’un ton feutré, « mais l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Au gré de ses paroles, une image de la Terre se profile à l’écran, incarnation vaporeuse d’un habitat condamné par l’intransigeance de ses habitants. Puis viennent les flammes, fiel brûlant d’un cocktail Molotov lancé contre l’astre esseulé. La métaphore est simple et astucieuse, à l’instar du film de Kassovitz, qui signe ici le portrait définitif de la vie dans les cités parisiennes. La fluidité de sa mise en scène et le naturalisme de ses interprètes nous absorbent en effet corps et âme dans ce lieu interdit, théâtre d’une guerre cachée entre un état raciste et la minorité visible qui y est remisée par convenance.
La cité des Muguets est à feu et à sang après une nuit d’émeutes provoquée par une énième bavure policière. Grièvement blessé lors d’une garde à vue, Abdel Ichaha gît maintenant à l’hôpital tandis que ses amis continuent à crier vengeance. La tension est palpable au cœur de la cité alors que l’empreinte des violences nocturnes s’étend vers ses moindres recoins, incarnée surtout par la présence d’un revolver perdu par un policier dans le feu de l’action. Symbole de la puissance militaire dirigée contre eux, cette arme affectera particulièrement les vies de Saïd, Vinz et Hubert, trois jeunes de la cité qu’elle emprisonnera dans le cycle inextricable de la haine.
Trait saillant de l’œuvre, sa vraisemblance est garante d’un puissant affect. Débutant avec des images d’archive montrant des scènes de confrontation entre les policiers et de jeunes émeutiers, le film introduit le spectateur à la guérilla urbaine in media res, provoquant son immersion immédiate dans la diégèse. Partageant avec les images d’archive la qualité fantomatique de la photographie noir et blanc, les images de la cité servent alors de prolongement à la réalité colportée par les grands médias d’information. Nous pénétrons subrepticement dans l’envers du décor, si bien que les allées labyrinthiques de Chanteloup-les-Vignes nous semblent étrangement familières, telles qu’arpentées par trois guides émérites qui en connaissent tous les recoins. À leur suite, nous découvrons alors bien plus qu’une simple agglomération. Nous découvrons un mode de vie tout entier, marginalisé par une société qui préfère n’en divulguer que les excès.
Nos trois guides proviennent de backgrounds ethniques disparates, et c’est d’ailleurs sous le signe de l’altérité qu’ils sont réunis dans le grand zoo est-parisien. Jeunes hommes en quête de légitimité face à une société raciste, prédéfinis par une pléthore d’étiquettes avilissantes, ils tenteront ici de se réapproprier leurs prénoms de « culs d’Arabe », de « juifs en carton » et de primates. Tapi derrière une rangée de fourgons blindés, feutre à la main, Saïd nous est d’abord introduit alors qu’il appose un tag sur un des véhicules ennemis. Son « Saïd baise la police » devient alors une forme d’expression personnelle anti-hégémonique. Quant à Vinz, son prénom nous apparaît au terme d’un zoom nerveux sur une plaque nominale dorée qu’il porte aux doigts, sorte de talisman protecteur de son identité. Finalement, l’entrée en scène d’Hubert est précédée par celle d’une affiche promotionnelle pour un match de boxe. On y voit le jeune homme et son nom, cristallisés dans le monde démocratique du pugilat. Or, ces trois tactiques de réappropriation sont subordonnées ici au sombre jeu du revolver, lequel constitue pour eux le moyen de se réapproprier le pouvoir mortifère de leurs geôliers.
« Si Abdel y passe, je vais rétablir la balance, et je vais te shooter un keuf », déclare Vinz furieusement à quiconque veut l’entendre. Et c’est précisément là que réside le noyau du récit : dans la balance inégale du pouvoir entre les jeunes de la cité et les policiers. Armés de pistolets chromés, et surtout, d’un pouvoir discrétionnaire illimité en matière de déontologie professionnelle, ces derniers se révèlent, là-bas comme ici, comme les vecteurs potentiels d’un racisme institutionnel suffocant. Sans céder entièrement au manichéisme, Kassovitz n’hésite pas à nous montrer les heurts constants entre ces deux factions irréconciliables, culminant avec une scène insoutenable d’interrogatoire impliquant Saïd, Hubert et deux policiers parisiens. Filmée d’une façon anti-dramatique, presque froide, cette scène constitue un exemple frappant de la torture ordinaire subie par ces jeunes étrangers dans leur propre pays, légitimant du coup leur ressentiment à l’égard des autorités, en plus de souligner la nature violente de leur existence.
L’état de siège montré par le réalisateur dans la foulée des émeutes populaires constitue ici une incarnation éloquente des conditions de vie précaires qui règnent dans la cité. Il élargit en outre le spectre de la violence qui plane au-dessus des trois protagonistes. Forcés d’évoluer dans une zone de guerre, arpentant nonchalamment des bâtiments éventrés ceints de voitures carbonisées, de policiers en faction et de voyous revanchards, ceux-ci ne manqueront pas de s’imprégner du mal ambiant. On notera à cet égard que chacun des épisodes de leur récit est marqué par la violence. Qu’il s’agisse des querelles entre amis, des engueulades avec l’épicier, des escarmouches avec la police, des rixes avec les skinheads, des altercations avec les videurs, les receleurs, les vendeurs de saucisse, la famille, les bourgeois, les passants, les sans-abri, les compagnons de cellule, ou des duels au pistolet entre créanciers, la vie entière de ces jeunes est faite de combats. À ce titre, la haine constitue pour eux le principe organisateur d’une vie désespérée, comme il constitue pour nous le noyau discursif d’une œuvre parfaite, dont le réalisme inespéré est source d’une réflexion pressante sur la jeunesse immigrante sacrifiée sur l’autel hexagonal.
Critique publiée le 20 juin 2016.