DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Most Beautiful Night of the World, The (2008)
Daisuke Tengan

De père en fils

Par Mathieu Li-Goyette
Quelle est la plus belle nuit qu’un homme puisse bien passer? Avant d’y trouver la bonne réponse, vous vous devrez cependant d’avoir vu le dernier bijou de Daisuke Tengan, et de ne pas négliger deux éléments primordiaux. Premièrement, le Japon est le pays le moins sexuellement actif (ayant un taux de natalité négatif) ; deuxièmement, Tengan est bien le fils légitime de Shohei Imamura, défunt réalisateur et légende de la Nouvelle vague japonaise.

C’est avec panache que débute cette longue folie de 160 minutes, alors qu'un homme de papier journal pressé s’anime sous les désirs de sa femme tout aussi pressée. Curieuse parabole de l’homme de nature de Rousseau, le mari décide de quitter complètement la civilisation, abandonnant par le fait même sa femme et devenant un sauvage sans scrupule non plus composé de papier journal, mais bien de vieux papier jauni par le temps (les mots ayant fait place à l’instinct de survie le plus primaire). Si l’on est dérouté par cette ouverture en animation grotesque (rien de moins au royaume du Manga), c’est bien parce qu’elle s’avère être la fantaisie imaginée d’une petite fille souhaitant nous faire comprendre pourquoi son village natal détient le record nippon du plus haut taux de fertilité. Narratrice obligée du récit, elle estime le début des événements à il y a plus de quinze ans, avec l’arrivée du journaliste Ippachi dans cette ville ancestrale qui fait côtoyer pylônes électriques et menaces d’hara-kiri au petit matin dans le bar du coin.

Cherchant désespérément un scoop, c’est cette première quête qui nous prend par la main et nous fait touriste le temps d’exploiter les jardins de pierre, l’ancien temple converti au christianisme et la station thermale du village (vraisemblablement convertie en presse de quartier). Si tout ne semble pas évident au premier regard, la quantité énorme d’informations, elle, nous transporte dans un Japon rural où la tradition semble avoir été entremêlée d’une culture post-occupation ; les personnages y faisaient eux-mêmes souvent référence (« Les animaux doivent rester animaux, les génies ont ruiné l’humanité », lance la serveuse). Villageois d’ailleurs atypiques, ils nous sont tous présentés dans une longue séquence où chacun livre ses secrets de professeur pédophile, de moine converti, de pêcheur terroriste et de fille de la jungle allergique aux gens stupides, dans un dialogue où la narratrice se permet de modifier plusieurs mots, et ce jamais sans un Woody Allen en arrière-pensée. Enfants de la culture pop exagérée, puis apôtres de la totalité, ne faisant jamais rien à moitié d’ardeur, ils s’opposent constamment aux anciens du village, beaucoup trop attachés aux traditions dans une satire des anciens rites japonais maintenant presque oubliés.

Mécanisme bien conçu d’un microcosme japonais, le tout bascule lorsque la serveuse du bar s’avoue être une sorte de Messie, mariée à Dieu et non à l’homme (la soupçonnant d’avoir marié des hommes par intérêt monétaire), capable des miracles du Nouveau Testament. Démontrant ses capacités en chassant le mauvais esprit de l’adultère, elle charme aussitôt le terroriste du coin, plutôt occupé à concevoir des haltères phalliques pour son vieux corps d’un demi-siècle, qui ne pourrait aller jusqu'au bout de son plan d’action présentement en route: celui de lâcher une bombe aphrodisiaque en plein Tokyo (c’est la revanche des berceaux pour contrer la violence). « Dans un monde où la religion et la politique n’arrivent jamais à leurs fins, le sexe généralisé devrait provoquer la première nuit de paix pour chaque homme sur terre: c’est ça, l’anti-guerre », résume-t-il au journaliste plus que confus par les derniers événements. Tradition de l’Éros en réponse aux symptômes d’après-guerre, Tengan aborde la problématique actuelle de la chute du taux de natalité dans un contexte d’affrontement des générations peut-être oublié par les autres cinéastes contemporains, leur préférant l’aliénation et les individus.

Si The Most Beautiful Night in the World constitue enfin un retour aux sources de la cinématographie nippone, elle garde de l’année de production plusieurs permissions, à commencer par la déritualisation des relations sexuelles (ici présentées comme arme de destruction massive dans un monde où le mâle peut mourir d’épuisement face à la serveuse-messie, mythiquement inépuisable), ainsi qu’à travers des séquences d’animation dispersées lors de flash-backs, qui ne sont pas sans rappeler l'esprit de l’épisode « Van Gogh » des Rêves de Kurosawa. Transposition du peace and love au pays du saké et des conglomérats électroniques, Tengan s’y permet énormément d’extravagances, allant jusqu’à transformer son journaliste Ippachi en serpent (symbole de la fertilité) et à y aller d’une conclusion délectable, prononcée pendant une orgie générale : « Je crois que c’est mieux d’avoir du sexe de façon injuste que de tuer pour la justice. » Orgie d’ailleurs présentée de manière bien plus graphique qu’un lointain écho du Parfum de Tykwer, elle amène la question de la représentation de l’érotisme dans le cinéma moderne.

Sujet évité chez nous comme si nous nous sentions trop prêts de nos idoles pour les voir se dénuder (processus surexploité aux États-Unis où le sexe, bien que tabou, fait vendre par l’interdit), l’érotisme japonais, contrairement à la croyance populaire, n’est pas relégué au simple plaisir d’abondance. Permettant souvent d’en faire avancer le récit, il ne semble jamais gratuit, encore moins vulgaire dans le film de Tengan qui réussit malgré tout à en capter l’érotisme, et non la violence d’un acte de domination ou d’hypocrisie (comme on se plaît à le représenter en Occident). Art en soit que de rechercher la pureté d’un acte aussi prostitué (passez le jeu de mots), c’est une volonté de ramener l’être humain à ce qui lui est le plus fondamental dans la pensée de l’Éros et du Thanatos. Thanatos violent étant soustrait dans la chronique du cinéaste, il n’est pas nécessaire de répéter sa suprématie (thèse supportée par plus d’un film de Miike et de l’ensemble de la production populaire au Japon). Devenant bel et bien l’antithèse d’une exaltation par la violence, The Most Beautiful Night in the World reste en soi aussi pur de perversité que sa dernière scène où le terroriste-guitariste chante au jardin d’Éden avec sa nouvelle Ève-Messie, prêt à rebâtir un nouveau monde d’amour. Un monde où les enfants « choisiront le futur qu’ils veulent, car rien ne peut être promis, faute de nos actions ». Pensée de passation, le sexe est divertissement, passion, mais surtout une prise de conscience à vouloir léguer notre progéniture aux bras d’un monde irrésolu.

D’une lignée trop rare de la caméra-estomac, Tengan reste observateur de son propre délire, ne s’y risquant de près que lorsque la zizanie des émotions lui permet de passer inaperçu et enfin, de retracer le véritable dessein de ses paysans. Filmé dans un vidéo rarement aussi beau, aussi chatoyant dans la déformation des couleurs, les ciels se font jaunes à l’occasion, la nuit mauve lorsqu’elle s’y sent confortable et l’eau azure lorsque la poésie s’en mêle ; une vraie beuverie de surréalisme libidinal qui ne se termine qu’avant la dernière séquence du film, instant où la narratrice, équipée des mêmes produits aphrodisiaques, les dissémine à travers tout Tokyo. Perchée du haut d’un gratte-ciel, répandant au vent la possibilité d’une nouvelle génération née le même jour ; remise à neuf des espérances d’un peuple égaré, le geste n’est pas sans rappeler inversement celui de La Vengeance qui est mienne d’Imamura, où le père (et père du film) dissémine les cendres de son fils obssessif, incarnation d’une pulsion sauvage de la violence. Preuve posthume envers le défunt que le fils n’était pas que le scénariste excessif de l’Audition de Miike, mais bien un cinéaste peut-être aussi sensible que pouvait l’être son paternel face aux relations primaires de l’homme, tout semble porter à croire que si Imamura n’était parvenu à se débarrasser de ses démons avant sa mort en 2006, son fils affranchira enfin sa mémoire. « Je veux retourner l’homme à l’état animal, l’état où le sexe était encore passionné », nous disait-il. Mémoire d’un cinéaste engagé et visionnaire des dispositifs d’une société qui nous est encore trop étrangère, Daisuke Tengan, de son nom d’artiste, retient encore d’Imamura le désir de modifier radicalement la perception populaire du cinéma dans lequel il s’inscrit, de le retourner à ses premières amours, celle de la dévotion artistique – amour passionné -, non plus celle de la consommation systématique – amour trivial - dans un vase clos où l'orgasme n'a jamais été si cocasse. C’est le père qui en serait fier.
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Critique publiée le 16 juillet 2008.