Romance & Cigarettes (2005)
John Turturro
Les prolétaires chantent et dansent
Par
Mathieu Li-Goyette
Extroverti, drôle à en créer le malaise, référentiel, indépendant et osé: le dernier film réalisé par l’acteur-réalisateur-scénariste John Turturro se veut à l’image même de son créateur. Écrit durant la production du Barton Fink des frères Coen en 1991 (le scénario est de celui qui en incarna le personnage principal), Romance & Cigarettes fait mouche dans le ciel étoilé d’Hollywood. Réunissant James Gandolfini (de la série The Sopranos), Kate Winslet, Steve Buscemi et Christopher Walken, la somme de figures reconnues amassées pour ce film indépendant ayant presque passé inaperçu à sa sortie vient en aide au défouloire envahissant en lequel il consiste. D’une grande originalité dans la renaissance de la comédie musicale américaine à la suite d’un Hairspray nostalgique et d’un Across the Universe éclaté l'année dernière, le film de Turturro retombe aux enfers. Quotidien morne pour ces gens de la basse classe sociale américaine aux prises avec des problèmes amoureux, l'expression de leur rage passe à travers la mise en scène d’un Turturro déchaîné, respirant la liberté, défiant le mépris de ses personnages-marionnettes envers leurs amants, leurs parents, mais surtout envers leur propre dépendance à cet amour nicotisé.
De cette fresque musicale « au quotidien », on retient principalement les déboires de Nick Murder (James Gandolfini), travailleur de la construction dans la crise de la quarantaine avancée, marié à une femme fidèle et père de deux filles rebelles et musiciennes. Typique mâle en déconfiture et en quête de changement, Nick trouve le nouvel éden avec Tula (Kate Winslet), sa « rouquine » adorée, nymphomane et commis d’un sex-shop. Sa femme, névrosée et désespérée par son mari, se tourne vers la religion, typique salvatrice des pauvres âmes n’ayant pas assez d’argent pour oublier leurs problèmes. Jouant le jeu du père de famille abandonné, Nick demeure chez sa femme pendant que celle-ci requiert les services du cousin Bo (Christopher Walken, à mourir de rire), sorte d'ancien psychopathe dépendant affectif. Finalement, c’est Steve Buscemi en Angelo, collègue de travail naïf qui servira de seule « figure sage » du film en prodiguant des proverbes vulgaires et désopilants. Bref, loin d’être porté par l’unique tension des conflits amoureux, Romance & Cigarettes s’élabore premièrement comme une comédie noire très convaincante dans sa première moitié, ne serait-ce que de nous donner le temps de découvrir l’univers grinçant concocté par Turturro.
Là où les choses commencent à se gâter, c’est lorsqu’on creuse un peu les anecdotes qui tentent tant bien que mal à converger vers une finale dramatique dont on ne verra jamais le nez. Justement trop anecdotique, on prend compte rapidement du fait qu’on se retrouve beaucoup plus devant le pilote d’une très bonne série télévisée plutôt que devant un film musical qui aurait pu, en ayant joui de toutes ses opportunités, frapper fort, très fort. On ne croit malheureusement jamais dépasser le stade du malaise face à ces emportées musicales ouvertement pathétiques, aux retournements de situation relevant plus de l’événement que de l’action (l’arrivée du cousin Bo, la chicane entre la femme et la maîtresse). Si certains personnages restent en bout de ligne attachants, d’autres suivent des intrigues amoureuses trop floues ou des figures trop caricaturées et dévoilées trop rapidement, ce qui mène à penser à première vue que le film aurait eu droit à une plus grande exploration psychologique chez les rôles secondaires.
On peut néanmoins continuer d’avancer que le pari de Turturro à faire un film en utilisant les limites du système avec un financement complètement indépendant profite justement de cette déformation des codes conventionnels de la comédie musicale de banlieue (Grease en exemple). Le film, en marge de Hollywood, l’est tout autant pour ses protagonistes nourris à coup de culture pop américaine, fascinés par un idéal de vie supérieur, moins anodins et comparables aux stars (les aspirations de Nick à atteindre le calibre d’une star du porno). Il y a aussi le cousin Bo, racontar d’histoires impossibles avec sa seule et unique ex-femme, réplique dépassée d’un Elvis doré d’après-guerre, et j’en passe. Aux aspirations de vedette se confond aussi la réalité en osant mettre à l'affiche le parrain des Sopranos en mari désespéré, vulnérable, antipode de Tony Soprano, ou encore Kate Winslet en quasi-prostituée. Si Turturro se permet ainsi de jouer avec la conscience populaire du spectateur, avec ses icônes, c’est bien parce qu’il s’attend à ce que l’on prenne compte de la portée du destin minimaliste de ces produits-personnages de la nouvelle société américaine.
La surprise ne s’arrête pas là. Rarement a-t-on vu ces dernières années un tel récit de la séparation d’un couple chez les principaux intéressés de l’histoire. Non par sa grandeur, mais bien par sa brillante analyse des relations humaines, les personnages de Turturro, sous leurs allures dévergondées, sont avant tout nuancés, tourmentés par bien autre chose que le sexe contrairement à ce que l’on pourrait croire. Le vrai visage de Nick apparaissant lors des décisions concernant le futur mariage de sa fille, ainsi que la progression d’un cancer des poumons qui rattrape ses mauvaises habitudes, écartent ses ébats amoureux avec sa maîtresse, diablesse de la tentation, sa « gentille princesse nicotine », comme il peine à l’appeler. Ladite tentation écartée, Nick peut se préparer à une douce mort, réconforté par la paix qu’il s’est procurée en réglant tous ses dilemmes amoureux par la simple honnêteté. L’homme irresponsable, fêtard et irrévérencieux se métamorphose en homme réconcilié avec son entourage, mais surtout lui-même. Trajet classique dira-t-on, mais cette fois-ci emprunté d’une façon ou d’une autre par tous les personnages, la finale atteint son apogée lors du deuil obligé du père de famille ; moment surprenant de cinéma.
Malgré ses quelques défauts, Romance & Cigarettes reste avant tout impressionnant dans ce qu’il espère être, c’est-à-dire une simple comédie musicale sans plus de prétention. Chorégraphies composées à partir de thèmes populaires reconnus, la palette musicale se retrouve à travers les emportées chansonnières, les phantasmes rêvés incrustés dans la réalité et les angles de vue vicieusement suggestifs ; véritables éléments accrocheurs des numéros chantés. Mise à part, la mise en scène détonne globalement des « musicaux » conventionnels par son épuration, sa recherche d’un humour jamais avoué, comme si le film prenait premièrement en compte l’absurdité de ses numéros. Avec juste assez de distance, on se voit surpris de trouver ces scènes de danse de « classe économique » souvent mal coordonnées, comme des contrepoids ne se prenant même pas au sérieux (loin de l’épique quotidien promulgué plus tôt cette année par Hairspray). Curieusement, les chants des personnages ne sont pas dans la trame sonore, mais bien par-dessus la trame sonore originale. Rattachés à leur réalité, ils ne peuvent jamais y échapper complètement, mais surtout ne parviennent jamais à devenir leurs propres idoles à l’image de leurs aspirations. Ils n’en restent que la pâle doublure par une voix doublée, des chorégraphies mêlant pompiers, femmes fatales et bonnes mères italiennes.
Aussi éphémère et superflu qu’une cigarette au premier abord, mais provoquant tout autant la dépendance, Romance & Cigarettes porte bien son nom tout en prouvant (pour une troisième fois) que John Turturro n’est pas qu’un acteur hors pair, mais bien un artiste dans la gamme de ce qu’il y a de plus complet et un des cinéastes indépendants dont les œuvres se font beaucoup trop éparses. Anatomie d’un homme désenchanté, à qui il ne reste qu’amour et nicotine pour survivre à une existence beaucoup trop banale, Romance & Cigarettes est un voyage aux frontières du ridicule via ce qu’on pourrait traiter sans gêne de tragédie musicale prolétarienne et perverse. Et c’est justement de là que provient son charme irrésistible.
Critique publiée le 20 mai 2008.