Le goût du sacré
Par
Mathieu Li-Goyette
C’est l’essence d’un personnage que d’avoir un désir. Tantôt un désir capable de le pousser à affronter les multiples défis que la diégèse lui offre à combattre, tantôt lui permettant de forger des liens avec d’autres personnages ayant eux aussi des désirs bien à eux. Mécanique primordiale du récit classique, l’objet et son acquéreur forment ainsi l’algorithme nécessaire au relancement du film alors que celui-ci se voit rapprocher du but tout en s’éloignant de sa possession. Ce désir, cette soif de pouvoir est bien l’objet de cette dernière oeuvre majestueuse de Park Chan-wook. Plongée dans le coeur du théâtre classique après que le cinéaste s’y était donné à coeur joie dans son Oldboy oedipien et ses récits de vengeances où l’hubris violente de ses héros était un vent de folie esthétisé, le dernier gagnant du Prix du jury de Cannes est des plus surprenants. Viscéral, violent, mature, intelligent, drôle, tragique, il y a peu de chose que ce prêtre assoiffé ne réussisse à nous faire ressentir au bout d’un long calvaire (ceci dit bien apprécié) de plus de deux heures. Histoire de vampire classique mêlée à un réalisme troublant, Thirst, avec Let the Right One In, termine la décennie du cinéma fantastique gothique avec une touche de haut niveau capable de rivaliser avec les plus grandes oeuvres du cinéma mondial. Une réussite, à plusieurs égards.
Esthète aguérri, Park Chan-wook se munit ici du directeur photo qui avait rendu possible les prouesses de Oldboy avec Chung Chung-hoon alors qu’une équipe de comédiens époustouflants rejoignent les rangs de cette adaptation du roman d’Émile Zola : Thérèse Raquin. Premier roman populaire de l’écrivain naturaliste français, la force dramatique de Thirst emprunte à Zola le triangle pervers de la mère paralysée prisonnière de sa fille meurtrière de son gendre alors que les soirées de dominos (Mahjong dans le film) en famille sépare encore les rencontres des amants interdits (ici un pasteur vampirisé et une jeune femme mariée). Sang-hyun, homme d’église, fervant croyant et homme d’une bonté telle qu’il se porte volontaire pour une expérience scientifique qui provoquera sa mort, reçoit le sang d’un inconnu. Il entre dans l’au-delà au dire d’une prière passionnée pour se réveiller plus tard et se découvrir une force surhumaine, un épiderme evanescent et une soif insatiable pour le sang humain. Puisqu’il n’a pas décidé de devenir un buveur de sang, Sang (quand même un sympathique calembour interlinguistique) reste un vampire bienveillant qui se voit maudit plutôt que choyé. Il demeure pasteur à l’hôpital où il octroie les derniers sacrements, boit le sang des comateux et fait du reste de son quotidien une démonstration burlesque keatonienne de son corps toujours regénéré.
Ce qui manque à Sang, c’est justement une soif, un objectif et c’est devant un personnage sans but que le spectateur se voit cloué à endurer les états d’âmes d’un être impossible, mais dont les tactiques de subterfuges représentent un fleuron de l’humour noir du cinéma de genre. Comme le vampirisme est chose de Satan, la soif en tout genre finit par posséder notre prêtre bientôt assoiffé de sexe et de chair et qui trouvera satiété dans le corps presque vierge de Tae ju (jouée de façon sublime par la nouvelle venue Kim Ok-vin) qui, charmée par le pasteur pervers, organisera le meurtre de son mari via la sauvagerie de son compagnon vampire aveuglé par un plaisir inconnu. La première envolée du couple au-dessus des immeubles captée par cette caméra attachée au corps de Tae ju fait pivoter le récit autour de son propre axe de désir. Le spectateur qui se voyait témoin d’une métamorphose morbide embarque dans le manège de Sang où, comme la nouvelle amoureuse, le réalisme cru du film et le jeu désinvolte des acteurs fait naître un comique irrévérencieux dans lequel les jeux de métaphores visuelles sont à la fois d’une efficacité et d’une drôlerie sans pareil. Placés dans cette toile signée Park Chan-wook, les multiples personnages font révolution autour d’un nouveau couple né dans le sang et dont la destiné fait de ce même entourage l’endroit d’un massacre climatique imposant.
C’est un film vaste en obsessions, en individus, en implications, en actants désirant un objet bien que personne ne réussira à trouver son compte à la fin du parcours. Tous insatisfaits, tous pêcheurs (donc devant tous « aller en Enfer »), la caméra est elle aussi pêcheresse, car elle témoigne de la démagogie des événements. Elle esthétise la violence sans jamais la rendre complaisante, en la laissant toujours en mesure de s’accaparer une puissance dramatique; le meurtre de la fille devant les yeux d'une mère paralysée, un patient siffoné à sec, une fracture ouverte par-ci, une pénétration par-là, on demeure dans le toujours cruel registre des pulsions violentes et sexuelles. À l’aide de certains des plus beaux plans-séquences que le cinéma des dernières années se soit offert, la mise en scène de Chan-wook est complice d’une longue divagation sur la puissance et le couroux de l’amour. Celui-ci, tout comme le meurtre, à raison du montage qui ferait s’éclater la temporalité d’un moment trop puissant et lors duquel la prouesse technique d’un mouvement de caméra excessif vient s’ajouter à la luxure de la vie nocturne du couple maudit.
Au terme d’un scénario parfois aléatoire, mais au plus souvent juste et rythmé, Chan-wook rappelle Murnau, non pour son vampire fondateur, mais bien pour son Sunrise et ce fameux meurtre sur le lac. Un meurtre qui, en séparant la destiné de deux âmes, les font se rejoindre par la damnation éternelle qu’apporte l’adultère dans l’iconographie chrétienne. On pense aussi au cinéaste allemand par le désir d’explorer les avenues esthétiques du cinéma et dans le risque pris par Chan-wook de raconter ses moments les plus clés par le positionnement de figures dument façonnées par leurs crises et hantises incurables. Le bain de sang terminé, Sang perd patience et s’offre en sacrifice avec Tae ju au soleil levant. Sunrise magnifique qui juge enfin les monstres arrivant au bout de l’abîme ensembles, ils ne leurs reste que les rêves et la promesse d’une vie meilleure dans l’autre monde. Thirst ne permet cependant aucune rédemption puisque Tae ju l’affirme elle-même : « après la mort, il n’y a rien » alors que Sang penche la tête et offre son sempiternel silence comme seule réponse. Amateur de grands récits, Park Chan-wook n’est peut-être jamais parvenu à aussi bien rivaliser avec ces titans d'autrefois.
Critique publiée le 13 juillet 2009.