À son répertoire de travailleurs — de cambrioleurs, d’effeuilleurs, d’escortes, de mercenaires, d’assassins et autres cadres d’entreprise — Steven Soderbergh ajoute l’espion britannique. Autant de portes d’entrée vers l’univers de la profession chez un cinéaste pour qui l'action prime, au fil d’une œuvre où ce que l’on fait devient qui l’on est et jamais tout à fait l’inverse.
Au terme d’un plan-séquence qui installe immédiatement un principe d’efficacité absolue — pourquoi plusieurs plans quand un seul suffit ? — les bases de l’intrigue de Black Bag sont jetées en moins de 10 minutes. L’espion George (Michael Fassbender) est informé qu’il y a un traître au sein de MI6. Sa femme Kathryn (Cate Blanchett) est sur la liste des suspects. Il a sept jours pour dénicher la taupe. Sa vie personnelle est désormais une affaire professionnelle.
À quelques exceptions près (qui, bien sûr, confirment la règle) Soderbergh signe un cinéma où il est toujours question de procédures et de travail. Cette éthique est reflétée sur le plan formel : le cinéaste tourne et monte ses films lui-même pour maximiser son workflow ; il tient souvent un premier montage le soir-même du dernier jour de tournage ; il gère ses plateaux avec la compétence notoire suggérée par ses divers personnages. Il en découle une œuvre explorant ces relations de pouvoir et ces vastes réseaux d’expertise qui animent les gens de métier et font rouler le monde. Il ne suffit pas de raconter une histoire en vase clos,il est question de milieu : de la récession de 2008 comme motivation principale de Magic Mike (2012), par exemple, de l’Amérique de Trump comme trame de fond de Logan Lucky (2017), des dédales de la pharmaceutique dans Side Effects (2013), des dérives de l’agroalimentaire dans le décapant The Informant! (2009), de virologues de l’OMS dans le prophétique Contagion (2011), d’écuries et d’exploitation dans la NBA de High Flying Bird (2019), et ainsi de suite.
Ces univers professionnels sont toujours à l’avant-plan, tel autant de miroirs révélateurs d’une trajectoire de carrière atypique. Wunderkind sacré d’une Palme d’or à 26 ans, Soderbergh est devenu non pas un auteur au sens cannois du terme, ni même un cinéaste ordinaire, mais plutôt un des derniers journeymen hollywoodiens : un artiste industriel dont l’enjeu principal consiste à naviguer la machine afin d’y survivre — avec un talent de persuasion qui rappelle évidemment celui de Danny Ocean tant il est question, dans son cinéma, de l’incertitude d’allier art et commerce. Take the money and run, mais pas seulement ça : il faut aussi aller à l’essentiel avec précision, se montrer à la fois constant et imperméable aux tendances.
Il n’est donc pas étonnant de retrouver un avatar idéal pour Soderbergh dans cette figure de l’espion de Black Bag, forcé d’examiner les rouages de son propre métier afin de continuer à travailler. D’un côté de cette médaille, il y a le tempérament distant et calculateur, bien qu’un peu insécure, incarné par Fassbender. De l’autre, il y a la confiance en soi, suave et magnétique, d’une Blanchett désarmante, qui dissimule son jeu. Surtout, il est ici question des politiques internes à un mariage englouti par le travail (d’où ce titulaire « sac noir » où on enfouit les secrets d’État). Plus qu’un récit d’espionnage, il est question ici de ce qui est dit, mis en commun, désiré secrètement ou encore refoulé dans la vie de couple : une relecture ludique de son premier film, Sex, Lies and Videotapes (1989) par l’entremise de The Ipcress File (1965).
Le scénario de David Koepp délaisse les scènes d’action au profit d’exaltantes joutes verbales et autres interrogatoires au polygraphe, entre collègues, ennemis et amants. Au fil d’un découpage acéré où la mise en scène glaciale et gracile de Soderbergh s’envole dans de champs-contrechamps exaltants, les jalousies personnelles et les envies professionnelles sont dévoilées. L’enjeu souterrain de Black Bag devient rapidement celui de la corde raide entre ambition professionnelle et vie privée, d’autant plus dans un film où chaque plan semble conçu par son cinéaste (qui signe ici encore la direction photo et le montage) pour en finir, si ce n’est pas le plus vite, de la manière la plus efficace possible, tel un espion en mission de filature.
[Casey silver Productions]
Il faut donc aller au-delà de cette grille de lecture pour commencer à percevoir ce qui, dans Black Bag, devient quelque peu problématique. Quand même bien qu’on y épouse une convention cinématographique éprouvée (voulant que les agents secrets soient des êtres d’exception), impossible de ne pas ressentir un certain frisson face à cette vision séduisante d’une machine d’État qui espionne et assassine pour le soi-disant bien commun de l’Empire. D’une part, on traverse Black Bag avec le plaisir certain de voir Fassbender accumuler les pistes et dénicher le traître à la table à souper. D’une autre, un certain malaise s’installe face aux connotations de ce perfectionnisme assassin, le même qui met des balles dans des têtes. À cet égard, Soderbergh a rarement été aussi près de son contemporain Fincher, jusqu’au casting de Fassbender en écho évident de The Killer (2023). Cela fait pencher Black Bag du côté du pur divertissement qu’il ne faut pas trop remettre en question — un brin décevant quand on sait Soderbergh capable de complexifier le portrait d’une dose d’autodérision.
Le film se rattrape cependant dans son rapport chaleureux à ses workaholics, leurs drames et les difficultés qu’ils éprouvent à naviguer le croisement entre désirs et métier. Un cynisme omniprésent s’installe rapidement en ce qui concerne la nature des relations humaines, au fil de nombreux détours et fausses pistes (dont un détail qui se dénoue au cinéma, laissant planer le doute en excellent red herring). Dans leur désir de limpidité peut-être un brin trop absolue, Soderbergh et Koepp mettent les barres sur les t et les points sur les i: leurs personnages sont des professionnels de l’esquive, d’irrécupérables menteurs. Et c’est en ce sens de l’étude de personnage, du portrait d’espion, de l'hygiène de l’assassin (et si l’on insiste encore à faire le rapprochement entre le cinéaste et ses personnages) que Black Bag s’élève au-dessus de la mêlée de ces « petits » films que le Soderbergh enfile depuis sa « retraite » de 2013.
Dans Let Them All Talk (2020), Soderbergh orchestrait une opposition éclairante entre l’éthique du grand geste romanesque et l’art de l’efficacité propre aux « petits » thrillers d’aéroport. Encore une fois, le cinéaste se range d’un côté plus que de l’autre et livre un film essentiellement impeccable où l’art du bluff demeure intact et l’engrenage parfaitement huilé. On pourrait parler de fausse modestie, mais c’est finalement dans cette manie que le cinéaste a de dévoiler sa main (depuis Schizopolis [1996] sans doute ?), d’ouvrir la porte vers ce que cela implique d’être si prolifique afin de se divertir soi-même, qui continue de faire l’œuvre de l’auteur — et d’en faire l’une des plus fascinantes et cohérentes du cinéma hollywoodien contemporain.
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