DOSSIER : Le retour du glamour
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Mulholland Dr. (2001)
David Lynch

Les invocations du cinéma

Par Sylvain Lavallée

 « Lynch’s movies are not about monsters (i.e. people whose
intrinsic natures are evil) but about
hauntings
, about evil
as environment, possibility, force.
 »

— David Foster Wallace, « David Lynch Keeps His Head »

 

L’un des moments les plus curieux de Mulholland Dr. peut facilement passer inaperçu : pendant que Betty (Naomi Watts) parle au téléphone avec sa tante, la caméra quitte la pièce et avance souplement dans un couloir, le volume de la voix diminuant à mesure que nous nous éloignons de sa source. Lorsque la conversation se termine, nous nous arrêtons devant une porte qui s’entrebâille sur une chambre, où nous découvrons Rita (Laura Harring) assise sur un lit. A priori, cela paraît banal, mais un contrechamp nous révèle Betty dans l’embrasure de la porte, une main encore sur la poignée, nous suggérant que ce mouvement à l’image représentait la perspective du personnage — qui se serait donc déplacée pendant qu’elle poursuivait, dans une autre pièce, son entretien téléphonique. Même après plusieurs visionnements, je n’avais jamais remarqué cette superposition subtile de deux temporalités avant qu’on ne me la pointe : je me risque ici à penser que je ne dois pas être le seul, et qu’en général, à ce moment, nous sentons que quelque chose cloche, même s’il n’est pas évident de dire pourquoi, exactement.

Nous pouvons nous lancer dans de multiples interprétations plus ou moins ésotériques pour expliquer ce truc de mise en scène, mais le plus simple est encore de remarquer qu’à ce moment Betty apprend que Rita n’est pas une amie de sa tante, qu’elle a menti sur sa raison d’être en ces lieux. Or, si ce mouvement de caméra semble anticiper son déplacement physique, il correspond exactement à celui de son esprit, qui se dirige vers cette femme mystérieuse dès que son échange téléphonique lui révèle le mensonge. Puisque Betty n’est pas à la même place au son et à l’image, il y a aussi une forme de dédoublement schizophrène qui joue sur les thèmes du film, mais l’effet n’est pas appuyé et contribue plus à créer un malaise incertain qu’à nous placer dans une position de pure perplexité (par contraste à la transformation de Fred en Pete dans Lost Highway [1997], par exemple). Mieux que les scènes devenues emblématiques et maintes fois commentées de Mulholland Dr. (le cauchemar confié dans un diner, l’audition, le club Silencio), ce court moment témoigne de la puissance d’évocation du film, de son atmosphère onirique tissée finement, parfois presqu’à notre insu.

Peut-être qu’il faut rappeler un peu les faits avant de s’enfoncer plus loin dans le dédale : conçu à la base comme un pilote de série télévisée, Mulholland Dr. a été transformé en long métrage en retravaillant le matériel déjà tourné et en rajoutant quelques scènes. Cette genèse est toujours visible dans le produit final, dans l’éventail de personnages excentriques que nous croisons, et qui auraient sans doute été étoffés au fil des saisons, mais aussi dans le fait que la manière la plus pragmatique d’expliquer la rupture qui survient vers les deux tiers du film est encore de noter que le pilote se terminait à peu près là. Cela dit, Lynch nous livre une œuvre autonome et complète, où l’éparpillement sert à déstabiliser et à densifier le mystère : la première partie suit surtout Betty, débarquant à Hollywood avec le rêve de devenir une star, et rencontrant une femme rendue amnésique par suite d’un accident de voiture (elle adopte le nom de Rita, en l’honneur de Hayworth, un nom qu’elle glane sur une affiche de Gilda [1946]). Les deux femmes s’allient alors pour résoudre l’énigme de cette identité perdue, mais lorsqu’elles découvrent un cadavre, le récit déraille, et nous nous retrouvons à revoir plus ou moins la même histoire, dans une variation sombre et désespérée qui permute quelques rôles et quelques noms propres, sans que le lien avec ce qui précède ne soit explicité.

Je me souviens de la découverte de Mulholland Dr. à sa sortie, ne sachant à peu près rien de cette prémisse : j’en ressortais exalté, enchanté, subjugué par la puissance d’une mise en scène qui nous happe dans son univers (non sans aussi émouvoir et faire rire), mais aussi déboussolé, perplexe devant une œuvre qui semble se désagréger en fin de parcours, qui propose un mystère fascinant pour finalement le faire éclater violemment et nous plonger dans le pur cauchemar. En le revoyant en 2025, nécessairement une part de la confusion a disparu (je connais le film, sa trajectoire, j’ai lu les théories, je connais mieux Lynch), et pourtant, l’effet demeure à peu près intact. Chaque fois je me fais prendre. Cela témoigne de la redoutable efficacité de la mise en scène, et explique sans doute pourquoi il s’agit d’un rare exemple de film presqu’unanimement adoré : dit simplement, ça marche. Or, je souligne cette adresse surtout pour remarquer que la « vérité » de l’œuvre ne se trouve pas dans la résolution d’un casse-tête narratif mais bien dans le parcours émotionnel qu’elle nous propose.

L’interprétation usuelle veut que la première partie soit un rêve et la seconde la réalité, un peu comme la belle banlieue américaine de Blue Velvet (1986) est souvent lue comme une façade que Lynch présenterait avec une ironie nous en signalant le mensonge, pour mieux ensuite dévoiler ce qu’elle cache, la réalité des insectes grouillants et du Mal. Mais comme le remarque David Foster Wallace dans son solide essai sur Lynch, écrit sur le plateau de Lost Highway, une telle dichotomie est trompeuse, et peine à rendre compte du trouble provoqué par ces films, qui ne peut pas être simplement expliqué par leur degré de violence et de perversité ni par leur logique onirique : selon l’écrivain, « Respectable Surfaces and Seamy Undersides are mingled, integrated, literally mixed up » [1], sans que l’un ne soit « faux » ni ne cache l’autre. Plus encore, il n’y a pas de « monstres » chez Lynch parce que le Mal comme le Bien, la Haine comme l’Amour sont conçus telles des forces et des potentialités, un Frank Booth ou un Bobby Peru incarnant avant tout des possibilités que les héros reconnaissent comme faisant partie d’eux-mêmes, et qu’il faut tuer pour ne pas y succomber. Le schéma peut sembler classique, nombre de films d’action fonctionnent sous ce principe d’un méchant qui regarde le protagoniste en lui disant « You’re like me », mais chez Lynch il s’agit plus d’une potentialité qui se serait manifestée à l’extérieur de soi, et qu’on ne peut pas réduire à une altérité ou une projection psychique qui nous indiquerait que le film se déroule « dans la tête de » ; il s’agit à la fois de l’un et de l’autre, ce qui élimine la distinction entre l’extérieur et l’intérieur, la surface et l’en-dessous. Et c’est bien ce qui est terrifiant, que le Mal ne se trouve pas à un endroit bien localisé (sous les choses), mais qu’il soit virtuellement partout, et qu’il puisse se manifester hors de nous à tout instant, que nous puissions l’invoquer en nous à notre guise.

Et cela n’a jamais été aussi évident que dans Mulholland Dr., l’absence d’antagonistes précis laissant place à une noirceur indéfinie qui hante les plans, à un sentiment de côtoyer des puissances inconnues à la présence insidieuse, et à des images à la subjectivité incertaine, oscillante. C’est cette scène du téléphone décrite ci-haut, où le travelling ne peut pas correspondre exactement au point de vue de Betty, mais semble renvoyer à une entité mystérieuse hantant ce logement, qui est à la fois Betty et pas Betty, comme si tous ces amples mouvements de caméra qui circulent dans les espaces, en s’enfonçant dans les couloirs et les portes obscures à la recherche d’indices et de résolution, renvoyaient moins aux personnages qu’à ces forces qui cohabitent avec eux (et qui les poussent, peut-être, là où ils ne veulent pas aller, comme dans cette scène du diner où un homme se dirige malgré lui vers la source de son cauchemar).




:: Rita (Laura Harring) et Betty (Naomi Watts) [Les Films Alain Sarde / Asymmetrical Productions / et al.]


Mais pensons aussi au travail exceptionnel de Lynch avec ses acteur·rice·s, si central à son œuvre dans la mesure où cette transformation d’un·e interprète en son personnage est précisément ce qui intéresse le cinéaste, chaque rôle apparaissant comme autant de possibilités que peut contenir un même individu, ou comme l’incarnation donnée d’une de ces puissances occultes. Dans Mulholland Dr., cela se traduit par le dédoublement des actrices, nous suggérant que Betty et Diane, par exemple, sont les manifestations d’une seule personne qui prend les traits de Naomi Watts, une idée que Lynch portera ensuite à son extrême par l’éclatement de Laura Dern dans Inland Empire (2006), et encore dans la troisième saison de Twin Peaks (2017), avec les rôles multiples de Kyle MacLachlan. Mais c’est aussi la scène de l’audition, quand Betty devient quelqu’un d’autre sous nos yeux : nous l’avons déjà vue pratiquer son texte, nous savons qu’elle joue un rôle pour vendre son talent à un réalisateur, et pourtant, pendant quelques minutes, nous ne sommes plus dans le même récit. Il suffit d’un cadre plus rapproché et d’une prouesse d’actrice pour que la Betty ingénue et candide devienne une femme fatale usant de sa sensualité pour manipuler un homme, pour que nous soyons dans ce film noir plutôt que devant des interprètes qui en fabriquent la fiction.

Dans ce contexte, la simple opposition entre les deux parties paraît trop simpliste : si la première section est la « surface respectable », pour reprendre l’expression de Wallace, le rapport enchanté et candide à Hollywood comme machine à fabriquer du rêve, avec au centre la grandeur de l’amour que Betty se découvre pour Rita, alors elle est constamment hantée par sa « face cachée sordide », par les ténèbres que nous sentons s’accumuler autour des personnages (pas seulement Betty et Rita, mais aussi le réalisateur interprété par Justin Theroux, sur qui se resserre une conspiration étrange) et qui menace de les engloutir, sans que nous ne comprenions trop pourquoi. Et si la deuxième section est la « face cachée sordide », le versant cauchemardesque d’une industrie qui exploite et détruit les aspirations de jeunes actrices, avec la grandeur du désespoir de Diane (Watts) qui ne peut pas vivre son amour envers Camilla (Harring), alors elle est également hantée par ce qui a été perdu ; elle apparait cauchemardesque parce que nous avons vu et ressenti, avant, la force d’attraction d’Hollywood, la puissance de son rêve et la beauté de l’amour entre les deux femmes. Décrire cette structure comme un passage du songe à la réalité, c’est proposer une dichotomie entre l’artifice et la vérité qui serait transposée aussi au cinéma, dans les conventions manipulatrices hollywoodiennes servant à dissimuler la corruption et la laideur de sa nature industrielle. Mais un cinéaste qui s’intéresse de façon aussi évidente aux rêves le fait précisément parce que ceux-ci sont révélateurs, parce qu’ils nous définissent, et non parce qu’ils sont des mensonges, ce qui s’applique tout autant au rêve américain que promeut Hollywood.

« This is all an illusion » proclame le présentateur du Club Silencio, ce n’est qu’un enregistrement et pourtant nous entendons la musique. Nous pourrions voir cette séquence comme un théâtre révélateur qui abat le mensonge, mais elle montre plutôt que l’émotion qu’elle fait vivre ne s’évanouit pas sous prétexte qu’il s’agit d’une « manipulation ». Quand une chanteuse se présente sur scène, sa performance en espagnol du « Crying » de Roy Orbison est si poignante que l’émoi ne nous quitte pas même quand elle cesse de bouger et que nous comprenons qu’il s’agissait d’un lyp synch, même quand elle s’écroule au sol, vraisemblablement morte, et que sa voix continue de résonner et de secouer Betty et Rita, toutes deux émues aux larmes. Alors l’important, à ce moment, ce n’est pas l’illusion, mais le fait qu’on y a cru, ce qui permet de souligner ensuite tout ce que l’on perd quand cette croyance est ébranlée. C’est la scène qui opère la rupture entre les deux parties non parce qu’elle brise le rêve pour rappeler à la réalité, mais parce qu’elle noue l’ensemble du film pour exprimer la vision de Lynch : toutes ces forces qui circulent dans les rues serpentines de Los Angeles, qui a amené les deux personnages dans ce club, ce sont aussi celles du cinéma, ou celles que peut incanter l’art en général pour nous les transmettre en s’adressant à notre croyance. Nous comprenons alors pourquoi le personnage-type du réalisateur est parfaitement candide, comme Betty : il s’agit d’offrir un modèle à notre regard, pour inviter un rapport « naïf » et sincère à la fiction, afin de voir plus loin que la plate évidence des choses.

Mulholland Dr. se présente ainsi à la fois comme un grand film sur le poids d’une perte amoureuse et un grand film sur le cinéma, alors il est tentant de lier les deux et d’y voir un film sur le cauchemar qui émerge lorsque nous perdons le cinéma. La trajectoire de la carrière de Lynch l’invite d’autant plus, comme s’il rendait ici un dernier hommage au classicisme et aux mythes qui le sous-tend avant d’aller ailleurs : une expérimentation avec les moyens du numérique (Inland Empire), puis avec ceux du format télévisuel (la troisième saison de Twin Peaks), sans compter ses projets musicaux et ceux en arts visuels, de nouvelles formes pour mettre en scène autrement nos rêves et nos cauchemars, nos espoirs et nos angoisses. Mais ce serait une lecture trop linéaire, faisant de la désillusion de la seconde partie un aboutissement plutôt que la représentation des conséquences d’un monde sans croyance, envahi par les forces du Mal. Lynch était trop optimiste pour lui faire tenir un tel propos fataliste : si Mulholland Dr. se présente comme un tour d’horizon de ce qu’Hollywood a déjà été, en accumulant les genres et les registres, de l’horreur au burlesque, du film noir au mélodrame, avec des évocations du western et de la comédie musicale, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un passé révolu. Lynch nous les présente plutôt comme des fantômes, des possibilités, comme ce nom de « Rita » qui comble l’amnésie par le souvenir d’une star d’antan, et la réussite même du film, sa capacité à captiver et émouvoir, nous indique que ces puissances ne sont pas encore épuisées et qu’elles peuvent encore être éveillées, invoquées, pour nous soutenir dans notre combat nécessaire contre la noirceur.
 


[1] David Foster Wallace, « David Lynch Keeps His Head », dans A Supposedly Fun Thing I’ll Never Do Again: Essays and Arguments (Back Bay Book : New York, 1997), 208.

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Critique publiée le 17 avril 2025.