DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Gladiator II (2024)
Ridley Scott

Nihil novi sub sole : Rien de nouveau sous le soleil

Par Mariane Laporte

Confortablement assise au cinéma Carrefour du Nord sur mon siège D-BOX  une technologie immersive à intensité variable programmée pour bouger selon l’action à l’écran, à mi-chemin entre une sellerie automobile et un La-Z-Boy , je pars à franc étrier pour un long voyage de deux heures vingt-huit minutes, durée de visionnage de Gladiator II. Du sac de grains qui dégringole aux coups de rame d’un galérien, les mouvements et les secousses de mon banc seront associés à ceux de la caméra, à tort et à travers, sans aucun moment de répit [1]. Les effets spéciaux somme toute médiocres de ce deuxième opus de Ridley Scott ne m’ont pas jeté de la poudre aux yeux pour que l’illusion opère : la fictionnalisation des faits historiques se calque sur l’actualité et recèle la montée de la droite aux États-Unis.

Nous entrons dans l’arène d’un racisme sous-jacent en suivant l’arc narratif de Hanno (Paul Mescal), un paysan de la Numidie qui deviendra la « mine d’or » du laniste Macrinus (Denzel Washington) en remportant tous les combats du cirque. Un marchand, propriétaire et entraîneur de gladiateurs à la peau noire est plausible dans certaines provinces de l’Empire romain. Mais tel que je l’avais anticipé, il restera temporairement en position de pouvoir. Hanno s’avère être Lucius Verus, le petit-fils de l’empereur Marcus Aurelius. Lorsqu’il triomphe du duel contre son maître, qui complotait pour accéder au trône, la finale suggère une continuité dynastique axée sur une succession impériale « pure ». Le résultat perpétue l’histoire, alors qu’on aurait pu reconfigurer les inégalités qui entachent la ligne du temps.

Le récit qui se déroule au début du IIIe siècle après J.-C. voile un exceptionnalisme américain sous les toges. Malgré une apparente hétérogénéité culturelle de la société romaine, la diversité est aplanie. Curieusement, les peuples nouvellement conquis semblent déjà assimilés. Éclipser la différence enclenche un mécanisme de domination inhérent au colonialisme. L’adoption unilatérale de l’anglais en remplacement du latin est une inexactitude assumée par la production, révélant une écriture qui n’a pas évolué vers un multilinguisme qui rendrait hommage aux civilisations subjuguées. Ce choix reflète une certaine complaisance vis-à-vis du public, dans une industrie où le box-office préfère contourner les sous-titres au détriment d’une reconstitution fidèle ou d’un remaniement romanesque qui traduirait une véritable évolution des mentalités.

Selon une récente entrevue avec Bethan Mowat, première assistante à la réalisation sur des mégaproductions telles que Midway (2019) et Moonfall (2021) de Roland Emmerich, les gros studios privilégient une «parité ethnique» [2] au sein de la distribution, parfois aux dépens du réalisme. Bien que ces mesures se présentent comme un pas dans la bonne direction, elles reposent sur une égalité des chances profondément factice. Cette politique d’« action positive », censée compenser les discriminations systémiques, m’irrite parce qu’elle déculpabilise l’élite dirigeante, sans engendrer de réels changements structurels. Plutôt que de repenser l’éthique en demandant l’avis aux premier·ère·s touché·e·s, on lance quelques miettes de privilèges superficiels aux pieds des militant·e·s, histoire de calmer les gargouillements de leur révolte. Denzel Washington, par exemple, décroche un rôle d’envergure, mais dans la peau de l’antagoniste, entretenant ainsi une hiérarchie implicite.

Les hautes instances finissent toujours par avoir le dernier mot sur ce qui sera retenu au scénario, et le balancier penche encore en faveur du boy’s club caucasien. Dans ce cas-ci, c’est Ridley Scott, un monsieur grisonnant, blanc, cisgenre et hétérosexuel. Les groupes marginalisés sont largement minoritaires aux postes d’autorité. Selon le Hollywood Diversity Report 2024 [3], 14,7 % des femmes occupent un emploi à la réalisation et les personnes racisées atteignent un maigre 22,9 %. Il reste à voir si Sylvester Stallone, Mel Gibson et Jon Voight parviendront à « remettre l’industrie sur les rails » [4] sans manquer le train. Ce serait surprenant, sachant que Trump n’avait pas jugé nécessaire de les avertir avant de leur confier cette mission, toute aussi nébuleuse pour ces has-been virils que pour nous.

Non, les Romains en jupette ne m’ont pas distraite des relents misogynes et ultraconservateurs. Le film partait pourtant sur de bonnes bases. La valeureuse Arishat (Yuval Gonen) défend sa patrie aux côtés de son mari Hanno aka Lucius. Elle paraît invincible. Erreur. Dès les premiers plans, une lance lui transperce la poitrine. Plouf, elle tombe dans la mer, et la Grande Faucheuse l’embarque sur son radeau pour prendre le large. Lucilla (Connie Nielsen) fut mon deuxième espoir d’émancipation. Hélas, elle dépend fâcheusement du général Acacius (Pedro Pascal) pour achever son coup d’État, qui échoue bêtement à cause d’une porte-panier. Méfiez-vous des servantes, car elles vous planteront un couteau dans le dos ! Peu de progrès à noter depuis le rôle de Varinia (Jean Simmons) dans Spartacus (Stanley Kubrick, 1960) ou même d’Esther (May McAvoy) dans Ben Hur : A Tale of Christ (Fred Niblo et Charles Brabin, 1925).

« Pour survivre, sois belle et tais-toi », écrit Donald au crayon-feutre.

Quant à l’empereur Caracalla (Fred Hechinger), dont les manies et les préférences présument une orientation queer, il est visiblement le seul accablé d’une maladie vénérienne grimpante. Les pustules sur son visage, mal camouflées sous son maquillage, trahissent sa syphilis. Son frangin Geta (Joseph Quinn) la relie à l’instabilité mentale. Bien que cette MTS puisse scientifiquement provoquer la démence, la sexualité «déviante» du personnage est porteuse d’un « trouble psychologique» duquel il doit guérir — cessez cette rhétorique.

En périphérie de cette intrigue, la figuration anime les espaces, sans qu’on lui accorde d’importance particulière. À en croire certaines rumeurs, elle se virtualisera avec les avancées technologiques. Ces acteur·ice·s de l’arrière-plan n’ont rien d’arbitraire, car iels personnifient la masse populaire. Dans le cas étudié, elle s’apparente à une « working class » désespérée et à ses « aliens » [5].
 


[Scott Free Productions / Paramount]


Les partisan·e·s qui remplissent les estrades du Colisée ont l’attitude du clan « Make America Great Again ». Lorsque la foule intransigeante condamne un gladiateur à mort, je ne peux m’empêcher de tracer un parallèle avec le climat de haine qui divise les membres des partis républicains et démocrates. Ce fossé, creusé par le président de nos voisin·e·s du sud, menace similairement des vies d’un banal verso pollice. Bien que le pouce tourné vers le bas soit un mythe encensé par les péplums, le symbolisme de ce geste marque les esprits telle une publication virale ou un « salut romain ». Dans l’article « Expulsion ou mise en scène », publié par La Presse, la consultante en communication Geneviève Bordeleau remarque que les migrant·e·s enchaîné·e·s, aligné·e·s et anonymes évoquent l’esclavage [6]. Traité·e·s comme des criminel·le·s, plusieurs innocent·e·s sont passibles d’exportation ou d’emprisonnement pour avoir rêvé de s’épanouir loin des injustices qui gangrènent leur pays d’origine. Iels subissent maintenant la précarité des esclaves de Gladiator II, soumis·e·s aux forces de l’ordre qui les exploitent.

Selon plusieurs analystes, les perturbations qui font les manchettes sont symptomatiques de la fin d’un cycle économique qui ébranle le système capitaliste. Le déclin de l’Empire romain illustre en quelque sorte l’effritement d’une domination américaine sur l’échiquier mondial et le glissement de la démocratie vers la tyrannie, annoncés par des penseurs comme Noam Chomsky, Immanuel Wallerstein ou Alexis de Tocqueville. Gladiator II, en tant que reflet des tendances traditionalistes, reproduit certains schèmes impérialistes sans les interroger, ni les déconstruire. Cet « intérêt » sociologique explique sa cote de 2 : les vibrations dans le derrière n’ont pas pondéré le manque de génie.
 


[1] Pour celleux souffrant du mal des transports, prévoir un comprimé GRAVOL.

[2] Ne la tenons pas pour acquise. Donald Trump a rejeté les programmes et politiques d’Équité, Diversité et Inclusion (EDI) dans les institutions fédérales.

[3] « Hollywood Diversity Report 2024 », UCLA Entertainment & Media Research Initiative (juin 2024),
https://socialsciences.ucla.edu/wp-content/uploads/2024/06/UCLA-Hollywood-Diversity-Report-2024-Film-3-7-2024.pdf.

[4] Maxime Demers, « Mel Gibson, Sylvester Stallone et Jon Voight devront désormais se faire appeler ''Monsieur l’Ambassadeur '', dit Donald Trump », Journal de Montréal (20 janvier 2025),
https://www.journaldemontreal.com/2025/01/20/mel-gibson-sylvester-stallone-et-jon-voight-devront-desormais-se-faire-appeler-monsieur-lambassadeur-dit-donald-trump.

[5] Kathryn Watson, Camilo Montoya-Galvez, Eleanor Watson, « Trump says U.S. will send "worst criminal illegal aliens" to Guantanamo Bay », CBS News (29 janvier 2025), https://www.cbsnews.com/news/trump-executive-order-guantanamo-bay-for-criminal-migrants/.

[6] Suzanne Colpron, « Expulsion ou mise en scène ? », La Presse (25 janvier 2025),
https://www.lapresse.ca/international/etats-unis/2025-01-25/expulsions-ou-mise-en-scene.php.

2
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 11 mars 2025.