DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Vil et misérable (2024)
Jean-François Leblanc

L’enfer et ses bonnes intentions

Par Thomas Filteau

Démon libraire remonté des enfers voilà quelques siècles et habitant depuis le monde des vivants, Lucien Vil (Fabien Cloutier) s’est trouvé une place tout indiquée en tenant boutique dans un local à vocation hybride, où sa bouquinerie de seconde main occupe une alcôve à l’arrière d’un concessionnaire automobile. Vil a tout ce qu’il faut de la figure typique de l'érudit bouquiniste, de son appétit insatiable pour la culture livresque jusqu’au tempérament misanthrope dont il fait preuve vis-à-vis de ses collègues vendeurs de bagnoles, et plus largement envers les humains qu’il est contraint de côtoyer. Son lieu de travail représente parfaitement le principe d’absurdité comique qu’emprunte Vil et misérable, film construit à partir de cette logique d’amalgames, de rencontre des contraires et de clichés intensifiés. Aux côtés du libraire en costume de diable se parade toute une galerie colorée de personnages secondaires, de Stefano Von Strudel (Alexis Martin), le sinistre psychiatre de Vil, véritable diable humain du récit décrit comme «un moron avec une grosse vibe #Metoo», à Sylvie Linguine (Chantal Fontaine), patronne du double commerce que nous rencontrons pour la première fois à l’Halloween, dans un costume de chat et partageant au démon son plan fragile d’agrandissement de la librairie : flipper une cargaison de livres dégotés sur le marché noir à «700% de profit». Et tout en contraste apparaît Daniel (Pierre-Luc Funk), humain lambda distinctement normal qui servira d’assistant libraire au démon au grand dam de ce dernier.

Il faut dire que Vil et misérable dresse la table dès son épigraphe : «L’enfer, c’est nous autres.» La phrase ouvrait également la bande dessinée éponyme de Samuel Cantin dont Jean-François Leblanc signe ici l’adaptation filmique. La légère revisite de la formule sartrienne, attribuée à Julie Snyder à la suite de l’émission du même nom qu’elle animait au début des années 1990, donne le ton à un récit qui se joue de la rencontre entre l’humour obscène de Cantin et une sorte de sketch du Bye-bye. «C’est de l’art, ça, mon Daniel», entonne Sylvie Linguine au nouveau libraire après la première vente effectuée en compagnie de son antipathique collègue. C’est bien dans ce genre de phrase que se cache  sans vraiment se cacher  la tension au cœur de Vil et misérable, en ce que celui-ci tente avec toutes ses forces d’allier la force irrévérencieuse du livre original aux codes de la comédie à grand déploiement. Et si, en général, on peut très bien imaginer l’humour absurde typique du catalogue de Pow Pow se prêter facilement à l’adaptation populaire, il reste que quelque chose du ton irrévérencieux de Cantin a du mal à se déposer dans la forme narrative quelque peu consensuelle qu’emploie cette version filmique.

En effet, la BD originale de Samuel Cantin se frayait un chemin à l’improviste, sans téléologie sauf celle de suivre le flash du démon libraire antisocial, son humour bouffon se suffisant à lui-même en l’absence d’archi-récit qui servirait à nouer ses trouvailles gouailleuses. Ici, malgré des intertitres qui divisent l’intrigue en différentes périodes de célébrations ayant toute une signification particulière pour son protagoniste (l’Halloween, sa préférée, Noël, le contraire, et le jour de la marmotte, seul moment de l’année où Vil peut s’extirper d’une asexualité imposée par sa nature infernale), le film se refuse à emprunter une forme purement épisodique et favorise un scénario parapluie déjà bien défrayé : celui d’un récit d’amitié entre Vil et Daniel qu’on observe se nouer puis se dissoudre, avant d’être rebâtie in extremis. Il y a une certaine recette qu’on peut deviner alors qu’on découvre progressivement que sous la peau démoniaque de Vil réside un être au cœur tendre qui n’aurait pas encore découvert la manière de se défaire de sa haine avant qu’un bon gars lui montre la voie de l’accomplissement individuel. Et s’il est évident que Cantin et Leblanc ont tenté d’infuser leur récit d’une fibre sensible honnête, l’humour du bédéiste accentue son caractère de conversation garçonne de locker room lorsqu’il s’allie à une buddy comedy comme ici. Que l’un des premiers «gags» fasse entendre que la secrétaire du concessionnaire-libraire soit «déguisée en vieille tabarnak» sonne un peu différemment dans le cadre d’une comédie commerciale que dans l’univers de la bande dessinée, même si l’adaptation s’efforce à amoindrir la plupart de ses blagues misogynes. Et ce n’est pas une question de dresser la frontière de ce qui est socialement acceptable, mais de voir que cet humour sert justement à raffermir le caractère normatif de sa trame narrative.



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Fabien Cloutier (Lucien Vil) et Alexis Martin (Stefano Von Strudel) [Colonelle Films]

S’il est dommage que le film n’ait pas pu tirer profit de la tension entre ces deux tonalités, on notera pourtant certains moments où il réussit à trouver une voix comique propre, notamment dans les scènes partagées entre Cloutier et une Anne-Élizabeth Bossé sous les traits d’une diablesse critique culinaire, encore plus acariâtre que Vil qui, à ce moment du film, commence à s’adoucir. Bossé sait bien comment manier l’absurdité des répliques avec son jeu subtilement décalé. Et il faut bien dire aussi que, caché dans les sillons de son cabotinage  comme sa trop longue séquence de karaoké de party de Noël, où un des concessionnaires interprété par Éric Robidoux mime maladroitement une fellation en empoignant la branche d’un sapin  Vil et misérable nous réserve quelques gags plutôt bien menés. Il y a la petite trouvaille visuelle de camions disposés en gigogne et servant à dissimuler une cargaison de livres volés, ou des quiproquos générés par des répliques comme le «ce n’est qu’un tissu de suppositoires» qu’entonne avec assurance l’avocat de Vil pour protéger ce dernier au moment de son arrestation par une angélique détective de la Grande Police des Livres.

La bande dessinée se terminait sur le partage d’un rêve entre Vil et Daniel, celui d’ouvrir un commerce uniquement dédié aux livres, une idée inenvisageable aux yeux du démon : « On vendrait même pas de chars pantoute? Même pas un peu?», sympathique transformation d’un absurde devenu habituel en un fantasme de notre réalité. Le film se clôt quant à lui dans la nouvelle librairie que Daniel s’apprête à ouvrir après la fermeture catastrophique de l’entreprise Linguine. Dans ce nouveau local, où les étalages bien visibles en arrière-plan sont remplis du catalogue de Pow Pow, Vil apparaît pour que se retisse l’amitié mise à mal par le silence des élans d'entrepreneur de son associé. Au final, le démon y redeviendra libraire, renversant les rôles, patron devenu patronné par son assistant. Difficile de ne pas voir, dans ce scénario dont le premier mouvement d’absurdité humoristique travaille à transformer le livre en un pur capital, que ce n’est pas précisément ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux. Et impossible de ne pas discerner dans l’apparition inopinée d’une dernière scène comique au beau milieu du générique un calque de mégaproduction hollywoodienne. S’il n’y a rien de mal à emprunter ce langage, l’absence d’une réelle réappropriation, d’un emploi réflexif de la forme finit par amenuiser l’excentricité de la proposition par un fini un peu trop clean. Puis, dans le contre-champ final de l’amitié recouvrée, le local d’en face s’apprête à être occupé par les concessionnaires qui eux aussi se relocalisent. À chacun sa place, à chacun sa boutique. L’hybridité absurde d’où tirait son humour le début du film est réécrite par un mouvement qui retire ce qui faisait justement son intérêt premier. À chacun sa business, j’imagine.

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Critique publiée le 16 février 2025.