DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rouge sang (2013)
Martin Doepner

À feu doux

Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'hybridation des genres ne donne pas nécessairement des résultats convaincants, comme l'avait démontré de manière tragiquement exemplaire le médiocre Poil de la bête de Philippe Gagnon il y a de cela trois ans. Il faut dire que le cinéma québécois entretient depuis toujours une relation particulièrement houleuse avec les genres, les productions commerciales insipides côtoyant quelques tentatives généralement ratées de sortir des sentiers battus. L'arrivée d'un nouveau drame d'époque flirtant avec le thriller « d'horreur » n'avait donc, en théorie, rien d'enthousiasmant. Soyons franc : ce Rouge sang, on l'attendait avec d'autant plus d'appréhension que derrière son synopsis digne d'un Straw Dogs du terroir se cachait la promesse d'une réflexion sur les relations tendue entre anglophones et francophones au bon vieux temps du Bas-Canada. Tous les meilleurs ingrédients étaient donc rassemblés pour un ratage en bonne et due forme.

Le film de Martin Doepner, qui se déroule à la veille du jour de l'an 1800, ne peut pas échapper à une lecture politique, à laquelle incite d'ailleurs la mise en situation, qui évoque la Conquête et l'occupation britannique de manière on ne peut plus directe, pour ne pas dire simpliste. La suite des choses, qui n'est pas sans rappeler à certains égards le révisionnisme vengeur auquel s'adonne Quentin Tarantino depuis Inglourious Basterds (quoique le film de Doepner en soit plutôt l'antithèse), ne fera que confirmer cette impression - même si le discours de Doepner souffre au final de lacunes pour le moins frustrantes. L'intrigue, qui repose sur le motif familier de l'invasion de domicile, oppose Espérance (Isabelle Guérard) et ses enfants à cinq soldats de la Couronne qui viennent trouver refuge chez elle par un soir de tempête. Convaincue que ceux-ci ont tué son mari, la jeune femme décide de profiter de leur ivresse pour les éliminer un à un.

Doepner, s'il livre avec Rouge sang un premier long métrage, n'est pas exactement un débutant. Habitué des plateaux américains, il a travaillé à titre d'assistant-réalisateur sur de nombreuses productions de passage à Montréal dont The Aviator, The Fountain, 300 et The Curious Case of Benjamin Button. Cet impressionnant portfolio explique sans doute, en partie, l'étonnant aplomb de sa mise en scène - dont la qualité première est un professionnalisme exemplaire, une maîtrise non pas des codes du cinéma de genre, mais bien des rouages du tournage lui-même. Car Rouge sang est surtout un film d'un remarquable pragmatisme, conscient des limites de ses propres moyens et construit tout entier autour d'une conception très « concrète » du cinéma. Voici un film qui a été écrit pour être tourné, dont jamais les ambitions n'excèdent les capacités techniques; et, ne serait-ce qu'en ce sens, il s'agit sans contredit d'une anomalie dans les annales du cinéma de genre québécois.

Le tout repose sur cette idée adroite de faire d'un film d'époque un huis clos. Évitant le piège du « grand déploiement » restreint, dont l'échelle réduite déboulonne au final la crédibilité, Doepner se concentre avec une austérité convaincante sur une trame narrative simple et somme toute efficace, préconisant une brutalité lentement mijotée - qui rappelle la cuisson à feu doux de ce ragoût avec lequel Espérance tente d'empoisonner les intrus qui se sont installés chez elle. La rigueur avec laquelle la violence est employée dans Rouge sang impressionne, le cinéaste faisant preuve de retenue (et de patience) quant à son utilisation sans pour autant diluer ce qui s'avère l'enjeu principal de son scénario. Même le climax sanguinaire sur lequel ne peut que culminer cette histoire de vengeance est traité de manière nuancée. À notre grande surprise, le meurtre assez sordide des soldats britanniques n'est pas abordé de manière à en faire la simple culmination cathartique d'une haine aveugle que nourrirait le suspense.

On pourra donc, en toute légitimité, critiquer la présence envahissante d'une énième trame sonore convenue signée Michel Cusson et accuser certaines séquences d'être quelque peu forcées, de mal s'imbriquer au reste du film. Comme, par exemple, celle où le fils d'Espérance est aux prises avec des loups. Mais on ne pourra pas nier que Rouge sang, dans l'ensemble, brille par sa facture à la fois robuste et mesurée, de même que par la remarquable qualité de l'interprétation dans son ensemble - et qu'il y a là la marque indéniable d'un metteur en scène de talent, peu imaginatif peut-être, mais néanmoins chevronné. Dans le même ordre d'idée, certains affirmeront que la résolution est prévisible. Peut-être est-ce le cas. Mais, chose certaine, elle a le mérite d'être tout aussi impitoyable que ce qui l'a précédée; et cette intransigeance dénote, à tout le moins, un certain courage.

Malgré tout, ce dénouement s'avère l'ultime point faible de Rouge sang. Parce qu'il réduit de manière assez sommaire cette colère attisée tout au long du film à une rancune néfaste qui « empoisonnerait » la progéniture de l'héroïne, dévoilant en guise de dernier coup de théâtre une thèse anti-souverainiste plutôt rudimentaire. Parce qu'il trahit un manque de cohésion au niveau des idées, un manque flagrant de maîtrise en ce qui a trait à l'écriture. Parce qu'il confirme ce que l'on craignait un peu depuis le début. À savoir que, si Martin Doepner se révèle indéniablement doué sur le plan de la technique, il lui manque cette rigueur intellectuelle qui aurait fait de son film autre chose qu'un simple exercice de genre bien rodé, autre chose qu'une honnête démonstration de savoir-faire – et qui en aurait fait quelque chose comme une vraie surprise.
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Critique publiée le 2 février 2013.