DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Brutalist, The (2024)
Brady Corbet

L’Auteur, ou comment ériger un monument à sa propre gloire

Par Sylvain Lavallée

Nous savons à la fois beaucoup et peu de choses sur László Tóth (Adrien Brody), le personnage principal de The Brutalist, le film «épique» et «monumental» de Brady Corbet, pour reprendre le vocabulaire du matériel de presse. Hongrois, juif, survivant du camp de Buchenwald, architecte formé au Bauhaus, réputé en son pays avant la guerre, cultivé, résilient, intègre... Quand il débarque aux États-Unis, en 1947, pour rejoindre un cousin, Attila (Alessandro Nivola), qui possède une boutique de meubles à Philadelphie, il ne semble guère déçu d’effectuer un travail indigne de son talent, et il attend (presque) fidèlement sa femme, Erzsébet (Felicity Jones), coincée en Europe avec leur nièce Zsófia (Raffey Cassidy) pour des raisons administratives. Mais nous avons beau savoir tout cela, nous avons beau le voir au travail, puis tenter de préserver sa vision des industriels américains qui n’y comprennent rien, ou se piquer à l’héroïne pour apaiser la douleur de son passé traumatique, Brody a beau offrir une performance convaincante, László n’apparaît que comme une métaphore utile, et très peu comme un personnage entier, humain.

L’impression est difficile à définir, mais elle est typique du cinéma hollywoodien contemporain, qui ne semble plus savoir comment évoquer une réelle densité psychologique. Les personnages se résument à une liste de traits qu’il faut ressortir quand l’occasion se présente, mais qui sont rarement incarnés dans des situations et des gestes concrets. Dans le cas de The Brutalist, cela n’est jamais plus évident que dans les rôles secondaires : Isaach de Bankolé en bon ami noir, qui apparaît et disparaît au gré des besoins du scénario, et qui traîne avec László sans qu’on ne sache trop de quoi est faite leur amitié, ou même Jones, dont le personnage se réduit pratiquement à une dévotion sans failles envers son mari. En l’absence de matière humaine, il ne reste que l’ennui devant de grandes idées (l’Holocauste ! l’Art moderne ! Israël ! l’Expérience migrante !) dont aucune n’est réellement travaillée dans le détail, dans l’attention qu’elles nécessitent pour se présenter autrement que comme des thèmes plaqués pour se donner des allures d’importance. Ainsi, quand László se retrouve à l’emploi d’un riche entrepreneur, Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), pour qui il construit un projet complexe de centre communautaire réunissant un gymnase, un théâtre, une librairie et une chapelle, leur relation n’a pas besoin d’être particulièrement développée au-delà d’une relation de pouvoir qui ne peut qu’être résumée par un viol (évidemment) venant condenser à peu près tout ce que le film a à dire : l’art violé par l’industrie, le pauvre immigrant violé par le riche Américain, le Juif violé par le monde entier.

Il est peut-être simpliste de réduire The Brutalist à cette image, mais le film ne nous invite guère à creuser plus loin que le commentaire cliché que celle-ci nous suggère sur l’Amérique. C’est la minceur de l’argument qui permet ensuite aux controverses de naître facilement, comme l’accusation de sionisme : celle-ci paraît exagérée, mais en même temps il serait difficile de trouver de quoi la contredire tant le scénario présente systématiquement Israël comme un refuge et une terre de paix. Nous pouvons comprendre que cela soit le cas pour ces personnages, sortant de l’horreur nazie pour en retrouver une autre aux États-Unis, mais dans le cadre d’un récit allant de 1947 à 1980, obsédé par la violence du monde, l’omission de toute référence à une guerre permanente depuis la fondation de l’État juif apparaît étrange (et pour le moins douteuse dans le contexte actuel). Mais Corbet semble surtout brandir ses Grands Sujets pour établir sa posture d’Auteur, alors il est difficile d’y lire plus qu’une maladresse provenant de l’artificialité de l’ensemble. Après tout, nous sommes devant un film qui rit d’un homme d’affaires se réjouissant d’avoir eu une discussion « intellectuelle stimulante » sur l’art alors que de toute évidence rien de très intelligent n’a été dit, ce qui est toujours plus facile que d’écrire une véritable discussion intellectuelle stimulante — il ne faut pas trop en demander.

Autre exemple de cette approche en surface : le personnage de László nous demeure plutôt mystérieux, jusqu’à l’épilogue qui nous révèle que son œuvre s’inspire de l’expérience des camps, dans une exposition sur son travail qui se nomme « The Presence of the Past », mais il est plutôt curieux que cette dimension éminemment personnelle apparaisse uniquement dans les dernières minutes. Cela ne vient pas éclairer ce qui précède d’une manière nouvelle, mais plutôt nous dévoiler à quel point le film est creux, à quel point les dialogues explicatifs viennent remplacer une étude approfondie du protagoniste, et à quel point, en réalité, le passé n’est présent qu’en idée, mais jamais dans ce que cela implique de vécu, de ressenti et d’expérience humaine (László ne parle d’ailleurs jamais de la manière dont son passé continue de l’habiter). C’est pourquoi l’utilisation d’une IA générative pour créer certains dessins architecturaux semble pour le moins ironique : que nous dit le cinéaste sur son artiste de génie si une partie de ses créations provient d’une IA ? En soi, l’usage de cette technologie demeure très ponctuelle et peu dérangeante (en plus de quelques schémas architecturaux pour la séquence finale, elle a été utilisée pour corriger l’accent hongrois de Brody et de Jones). Cela a fait couler beaucoup d’encre en cette période de promotion pour les Oscars, mais dans le cadre d’un tel projet, traversant l’histoire du vingtième siècle pour mettre en valeur la modernité artistique, se pavanant dans ses belles allures de VistaVision projeté en 70 mm, vantant son budget modeste (10 millions) et sa démarche artisanale, analogique, il en résulte une contradiction interne évidente, qui n’aide en rien l’impression de superficialité.
 


:: Adrien Brody (László Tóth) et Alessandro Nivola (Attila) [Brookstreet Pictures / Kaplan Morrison]


:: Raffey Cassidy (Zsófia) et Felicity Jones (Erzsébet Tóth) [Brookstreet Pictures / Kaplan Morrison]


The Brutalist
se présente ainsi comme un projet un peu vain d’un cinéaste qui a au moins le mérite d’être compétent et de faire preuve d’une certaine inventivité à la mise en scène, alors qu’il suit le modèle de Paul Thomas Anderson (impossible de ne pas voir partout l’ombre de There Will Be Blood [2007], mais surtout de The Master [2012]) pour prouver qu’il peut lui aussi être un Auteur. La petitesse d’imagination se voit alors enjolivée par une photographie splendide et une direction artistique minutieuse, en même temps qu’elle tente de se camoufler sous l’ampleur du souffle, le sérieux du sujet et un fond d’ironie et d’ambiguïté pour éviter de trop se commettre à dire quelque chose. Et au cas où nous douterions de la posture auto-congratulatoire de Corbet, il suffit de mettre The Brutalist à côté de son film précédent, Vox Lux (2018), une comparaison que le cinéaste lui-même invite : en effet, les deux films partagent la même structure en chapitres, avec un deuxième acte qui effectue un saut important dans le temps pour offrir une perspective légèrement décalée par rapport à ce qui précède ; les deux génériques apparaissent sur la même image d’une route qui défile ; il s’agit pratiquement du même récit, celui d’un·e artiste avec un passé traumatique (une tuerie dans une école, dans le cas de la Celeste de Vox Lux), pour amener les mêmes thèmes sur l’intersection entre la violence, l’art et le capitalisme ; et de la même finale, une présentation publique du travail de l’artiste, qui offre de surcroit une révélation sur la nature réelle de celui-ci.

Dès lors, comment ne pas voir que dans The Brutalist, Corbet se montre affectueux envers son génie, tandis que dans Vox Lux il se fait méprisant devant sa chanteuse, star de la pop, dont l’art semble sous sa caméra dénué de valeur ? Dans le premier, l’épilogue nous apprend à quel point l’œuvre de notre homme est personnelle et mérite d’être protégée, et dans le second le monologue final nous raconte un rêve où la chanteuse aurait vendu son âme au diable, et il ne reste de son spectacle qu’une façade mercantile vide de sens (Celeste le dit elle-même : sa musique ne veut rien dire, elle ne sert qu’à divertir). Que faire alors de cet élitisme méprisant qui se double d’un fond de misogynie ? (Que la femme de László n’existe que pour se dévouer à son mari génial apparaît maintenant sous un autre jour, comme le fait que Zsófia soit pratiquement muette : quelle est la place de la subjectivité féminine dans un tel cinéma, où l’Auteur se conjugue nécessairement au masculin ?) Cela est si bête et grossier, avec sa division genrée entre le grand art porteur de beauté signifiante et la culture populaire qui vend du néant, que nous pourrions presque y voir une blague — presque. Ce serait trop généreux envers un cinéaste qui ne semble concevoir ses films que comme des gestes provocants et séducteurs servant à se rendre, comme László, sur un podium où son œuvre pourra être célébrée pour sa grandeur et être qualifiée de « monumentale ». Mission accomplie, semble-t-il.

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Critique publiée le 5 février 2025.