« Kalak! » C’est ainsi qu’un groupe d’amis rassemblés au bar du coin qualifient Jan, nouveau venu qui vient tout juste de quitter Copenhague pour s’installer à Nuuk avec sa petite famille, lorsqu’il les aborde, reconnaissant parmi eux une collègue de travail, Karina, qui lui a récemment tapé dans l’œil. Remarquant que les hommes du groupe semblent se moquer de lui, et ne maîtrisant pas encore le kalaallisut, Jan leur demande ce que signifie ce mot qu’il ne connaît pas ; ils éclatent alors de rire avant de lui répondre que le terme signifie « sale Groenlandais », mais que l’adjectif peut, selon les contextes, être interprété de manière négative ou positive. À partir de ce moment clé, les actions de Jan nous apparaîtront comme autant de tentatives pour se réapproprier, de manière tout à fait butlérienne, cette injure initiale.
Accumulant les sorties nocturnes, les incartades extra-maritales avec des femmes de la communauté autochtone, creusant un fossé grandissant avec son épouse et ses deux enfants, affichant une attitude des plus distantes avec ses partenaires sexuelles et sombrant finalement dans une consommation de drogue destructrice pour taire une angoisse depuis toujours refoulée, le personnage de Jan ne cherche pas moins authentiquement à connaître les habitants du pays, ainsi que leur coutumes (l’une des premières scènes du film le montre d’ailleurs dans un centre culturel, assistant à un atelier sur l’uaajeerneq, une danse masquée traditionnelle). Malgré les apparences, Jan n’est pas ce Danois venu s’installer au Groenland pour garnir son portefeuille et imposer son regard masculin néocolonial ; il s’agit plutôt d’un pauvre type brisé qui cherche à s’intégrer dans cette société d’accueil, à apprendre une manière d’être-au-monde, ce qui ne saurait avoir lieu sans quelques trébuchements préalables et, en quelque sorte, nécessaires. Isabella Eklöf excelle d’ailleurs dans l’art d’évoquer ces errements de la pensée, ces paradoxes qui hantent le protagoniste, grâce à un jeu de silences, de regards et de gestes qui révèlent la souffrance de Jan tout en les faisant dialoguer avec l’aridité glaciale du paysage arctique. La photographie du film, tout en contrastes éblouissants, juxtapose ainsi la blancheur aveuglante des paysages enneigés aux intérieurs souvent sombres et exigus des habitations, reflétant par là le tiraillement constant du héros entre l’ouverture au monde et le repli sur soi.
En tant qu’infirmier, Jan accède rapidement au cœur même des communautés où il élit domicile, et plus explicitement dans le village oriental de Kulusuk où, comme le répètent ses habitants, nul infirmier attitré n’avait travaillé depuis de longues années. Là, il offre des soins à domicile : il tente sans succès d’administrer sa médication à un patient réfractaire qui le menace avec un couteau ; il assiste la sage-femme du village à l’occasion d’un accouchement nocturne, etc. Son métier, lui demandant d’entretenir une relation de proximité avec les patients, Jan intègre aisément le quotidien le plus intime des habitants du village, posture dont il tire malheureusement avantage. Or s’il accumule les conquêtes sans s’investir émotionnellement, s’il demeure froid, évitant, irresponsable à l’égard des femmes qu’il rencontre et, qui plus est, de sa propre famille qu’il délaisse au profit de ses pulsions libidinales, ce n’est pas parce qu’il les considère comme indignes de son affection, de sa bienveillance et de son amour, mais bien parce qu’il n’a jamais eu le courage — par manque de moyens, de volonté ou un mélange des deux — de reconnaître l’impact des événements traumatiques qu’il a vécus adolescent sur sa personnalité et son comportement, à savoir les agressions sexuelles répétées que son père lui a fait subir lorsqu’il était plus jeune. Événements qui sont condensés et représentés en une seule scène très crue et graphique, la scène inaugurale du film où le spectateur assiste, impuissant et transi de dégoût, à une fellation que le père impose au fils. Présentée comme une clé de lecture, cette première scène oriente dès lors notre réception du film, nous invitant à interpréter le comportement erratique de Jan comme une conséquence du traumatisme refoulé dont il n’a jamais parlé à personne, même pas à sa femme.
Reconnaître n’est pas excuser. Ce n’est donc pas parce qu’Eklöf prend le parti de l’anamnèse psychologique qu’elle absout son personnage de ses torts. En montrant frontalement la douleur de Jan au même titre que ses élans de cruauté, la réalisatrice refuse plutôt de poser des jugements faciles — qui consisteraient à ne voir en lui qu’une victime ou un bourreau — et parvient à ne tomber ni dans le panneau du mièvre moralisme ni dans une défense des hommes évitants et émotionnellement indisponibles. L’honnêteté clinique avec laquelle sont présentés les écarts du personnage, qu’ils soient mesquins ou maladroits, évite ainsi au film de sombrer dans une tonalité pathétique. Le plus grand exploit de la réalisatrice consiste d’ailleurs à mêler la violence inhérente au trauma à une véritable tendresse pour son personnage et son cheminement. Jan n’est jamais idéalisé, mais jamais non plus réduit à ses failles. Sa relation avec les Groenlandais — loin d’être dépeinte comme une tentative de rédemption clichée — est empreinte d’une riche ambiguïté : il est authentiquement intéressé à leur culture, mais cette curiosité reste teintée de maladresse et d’un certain exotisme inconscient qu’il lutte à déconstruire.
Kalak est un film à l’image de son protagoniste: dur, parfois maladroit, mais porteur d’une poignante humanité. C’est une exploration sans concession de la manière dont le trauma érige des murs entre soi et le monde, des tentatives, parfois fortuites, de les abattre à coups d’impulsions destructrices et d’ouverture à l’Autre. Eklöf signe ici une œuvre d’une rare intensité, qui laisse le spectateur en suspension, à la fois ébranlé et ému.
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