J’aime les films humanistes. Ceux qui prennent au réel et lui redonnent en mille. Ceux qui s’emparent « de » pour déplier « du », par le dedans et qui se dénouent en disant « Vous voyez comment c’était intriqué ? Superposé ? » ; un peu tous ces films qui se terminent en nous mettant en garde d’avoir pensé que le cinéma n’était pas fait pour rendre aux questions la tridimensionnalité de leurs réponses.
Face à The Apprentice, pourtant, qui n’a à première vue rien de bien méchant mais rien d’exceptionnel non plus, ce transfert du réel vers la fiction et de la fiction vers le réel dérape sans qu’on puisse s’y accrocher pour qu’il nous mène où que ce soit. Le film d’Ali Abassi n’est certainement pas qu’un biopic présidentiel. Ce n’est pas l’infâme film sur Reagan avec Dennis Quaid dont on a tous vu la bande-annonce à la fin de l’été en sachant bien que personne n’irait le voir, ce n’est même pas le mésestimé W. d’Oliver Stone où Josh Brolin joue les niais sous les traits de Bush fils. The Apprentice est plutôt une sorte de récit des origines doublé d’une plongée médiatique dans ce qui compose les images factices de cette culture consumériste, cocaïnée et clinquante, telle qu’elle voit Trump naître en elle jusqu’à le porter éventuellement au sommet de l’Amérique. En cela la thèse esthétique la plus forte du film d’Abassi est de nous faire comprendre que nous vivons présentement dans un cauchemar imaginé dans les années 1980, et que le biopic insupportable sur Reagan était au moins évocateur du trou de ver dystopique étiré entre le « Make America Great Again » de 1980 et celui d’aujourd’hui.
Compulsion de répétition d’un MAGA irrésistible à l’autre, paranoïa d’une Amérique délirant les races et les taxes, les tics du trumpisme tapissent les murs de The Apprentice moins comme un récit prémonitoire (car on en vit déjà la terrible réalisation) qu’à la manière d’une distillation du présent. Regarder Trump refuser de louer ses appartements à des personnes noires, regarder Trump trahir son mentor Roy Cohn, regarder Trump violer sa femme Ivana, c’est regarder en miniature la trajectoire présidentielle qu’on connaît au point de ne plus avoir à la présenter — ni à vouloir la regarder.
Et c’est bien là qu’une brisure opère, dans le visionnage comme dans l’écriture de cet article, rédigé il faut le dire à cheval entre un début de semaine fait d’espérance et un affligeant lendemain électoral, à se demander, sémantiquement, discursivement, à quel point est-il nécessaire de rappeler les méfaits du 45e et 47e président ; faut-il redire ses crimes, répéter ses phrases ignobles ? Faut-il qu’Abassi retrace l’origine de leur monstruosité pour mieux comprendre qu’il s’agit bel et bien de propos monstrueux ? On dit habituellement « Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en… », comme on pense que le cinéma produit et reproduit une réalité inséparable de ses conditions d’existence et de visionnement et donc que montrer Trump, quand bien même il s’agit de Sebastian Stan déguisé en Trump, revient toujours à montrer Trump et à répandre son image, sans même que tout cela ne s’avère un colportage humoristique ou caricatural à la manière de Saturday Night Live, sous les traits d’Alec Baldwin ou de James Austin Johnson. The Apprentice, au contraire, est bien moins drôle qu’il n’est dramatique, sous couvert d’une production d’empathie remplie d’amertume, une banalité du mal qui choisit d’expliquer au lieu de critiquer — et critiquera-t-on jamais assez ?
:: Roy Cohn (Jeremy Strong) et Donald Trump (Sebastian Stan) [Scythia Films / Profile Pictures / et al.]
The Apprentice se moule sur un coming-of-age tout ce qu’il y a de plus traditionnel, avec la trajectoire d’un fils mal-aimé par un père (Martin Donovan), cherchant auprès de Roy Cohn (Jeremy Strong) l’avocat véreux, impitoyable, les enseignements qui lui permettront de grimper les marches du pouvoir, tordant avec lui dans son hubris ses relations familiales et conjugales, cette Ivana (Maria Bakalova) aussitôt conquise, aussitôt maltraitée. Malgré la qualité évidente des performances (on se plaira à trouver Strong terrifiant en consigliere diabolique), ces dernières ne sont bonnes que pour fasciner notre regard obsessif, braqué sur des signes idiosyncratiques ; la manière dont les cheveux s’agitent, les petits détails morbides qui éventuellement reconnectent la fiction à un réel surexploité, pour pouvoir se dire qu’en effet, Sebastian Stan joue excellemment un Trump un peu moins grossier, un peu moins ignoble, un peu moins ridicule, et qu’il sait sculpter sa fleur de l’âge pour qu’elle en anticipe les ronces plus tardives. Jusqu’à la finale, conduite sur une table de chirurgie plastique qui travaille à construire le portrait du président orange, il semble qu’en-dessous de sa charpente moqueuse The Apprentice soit l’histoire d’un homme en train de se laisser corrompre jusqu’à un point de non-retour, dans un arc narratif qui évoque davantage celui des antépisodes de George Lucas qu’une réelle introspection dans les coulisses de la bêtise et de la manipulation de la vérité.
Car finalement The Apprentice ne sait débobiner de sa mécanique d’apprentissage qu’une seule leçon, répétée ad nauseam par le film : les trois règles de Roy Cohn — « Always attack » (1), « Deny everything » (2) et « Always claim victory » (3) —, ce mantra qui résonne encore après l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, et bien sûr au regard de l’élection tout juste remportée. Or en faisant de ces commandements le centre méthodologique de son film, Abassi se contente finalement de montrer la matrice de l’énergie trumpienne sans aller au-delà de sa surface la plus reconnaissable et détestable. On fait peu de cas par exemple du lien politique qui se tisse naturellement entre les époques pour remonter jusqu’au maccarthysme (Cohn était le conseiller principal du sénateur McCarthy pendant la chasse aux communistes), préférant mener le film sur la ligne de la révélation empathique, allant jusqu’à faire de Cohn une figure meurtrie, grugée par le sida, endeuillée d’un amant dénigré par un Trump enorgueilli au point de parvenir à rejeter et à humilier son ancien bras droit.
Le parricide attendu, quand bien même il s’inscrit efficacement dans la genèse du grand récit trumpiste, n’est qu’une adroite récupération narrative, l’exercice un peu attendu si ce n’est vaniteux d’un cinéaste arrivant à adapter la vie d’un homme cliché au schématisme d’une structure narrative également clichée. Que le film jongle avec l’esthétique télévisuelle des années 1980 pour nous montrer de quelles images Trump est fait ne réitère finalement que le problème intrinsèque à toute représentation de cet apprenti devenu maître en tout et maître en rien. Aucune qualité mimétique ne peut sauver ce biopic qui, en nous apprenant à « mieux » regarder la fibre sensible de ces personnages, nous pousse à endosser un humanisme qui ne peut que nous entraîner à applaudir la justesse des interprétations au nom de l’empathie que ces dernières doivent produire afin de se satisfaire de leur propre compétence. Ainsi l’adresse du jeu, voire du film, est nécessairement mise à profit de la machine affective trumpienne, celle qui fait feu de toute attention, de toute émotion pour nous la redonner en mille avec les moyens mêmes de ces images qu’Abassi, dans un geste auteuriste et provocateur, semblait avoir domptées, ne prouvant rien d’autre que le talent évident de celleux ayant travaillé sur le film. Or l’on devrait savoir à ce point-ci que toute exploitation de la symbolique trumpiste est radioactive, irréductible, et que les isotopes de sa bêtise virale ne se décomposent dans aucune forme possible sans être déjà reconduits par elle. La décontamination des images de The Apprentice est impossible et les clones qu’elles produisent n’ont finalement pour effet que de réinscrire le récit trumpien telle une prophétie inéluctable, traversant les âges médiatiques comme politiques. Trump était. Trump est. Trump sera.
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