DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Music by John Williams (2024)
Laurent Bouzereau

Le plus populaire des classiques

Par Christophe Huss

Disney+ affiche Music by John Williams, du Français Laurent Bouzereau, spécialiste des coulisses des tournages et de l’œuvre de Steven Spielberg, producteur de ce documentaire. Malgré le ton très louangeur, il n’y a ici nulle flagornerie, plutôt un habile et méthodique décryptage de ce qui fait le génie d’un grand compositeur.

John Williams « représente l’union parfaite du classique et de la pop contemporaine », s’enthousiasme Chris Martin, le musicien de Coldplay dans les premières séquences du film. Au bout de 1h45 on le comprend très bien. Ses thèmes se sont incrustés en masse dans notre inconscient collectif comme peu d’autres et l’outil privilégié utilisé par John Williams pour cela a été l’orchestre et le papier à musique, sans recours à l’électronique ou aux technologies d’assistance informatique.

Au long de 35 ans de métier nous en avons vu, des documentaires sur des musiciens, mais très peu d’aussi éclairants, stimulants et éblouissants. Bouzereau adopte pourtant une structure chronologique des plus classiques. Mais c’est l’étendue du talent de Williams et son foisonnement qui forge la matière de Music by John Williams, dès son enfance de fils de batteur jouant avec Benny Goodman et Tommy Dorsey, déménageant en Californie à l’âge de 15 ans, côtoyant l’ambiance des studios de cinéma, travaillant son piano 5 à 7 heures par jour.

À force de s’entraîner comme un athlète, on le retrouve à la fin des années 50 pianiste de jazz sous le nom John Towner (The John Towner Touch, 1957), puis John Towner Williams, puis à la tête d’un big band sous le patronyme de Johnny Williams (Rhythm in Motion, 1961 pour Columbia). George Lucas et Branford Marsalis font le lien entre ce tempérament de jazzman et le naturel de ses musiques de film inspirées par le jazz.

Dans les studios, John Williams joue le piano dans les orchestres enregistrant les musiques composées par Waxman, Hermann ou Mancini. Il passe du piano à l’orchestration, de l’orchestration à la direction, de la direction à la composition en quelques années. Williams avait déjà composé une première musique pour un film documentaire, à Terre-Neuve pendant son service militaire. Il en avait tiré l’inspiration d’un recueil de chansons du folklore terre-neuvien.

Lorsqu’il rencontre le jeune Steven Spielberg au tournant des années 70, c’est pourtant ce dernier, érudit en musiques de film, qui lui apprend plein de choses. Spielberg résume ce qu’il avait repéré en John Williams en 1969 à travers la musique du film The Reivers de Mark Rydell d’après William Faulkner. Alors que les films tendaient de plus en plus à plaquer la musique de l’époque sur des images, Williams cherchait à illustrer le film et se rangeait parmi les continuateurs de la tradition d’un âge d’or. Le cœur du documentaire consiste à nous montrer à l’aide de témoignages pertinents liés à l’élaboration de projets très variés en quoi consiste cet art, ce que la musique peut apporter à un film et comment elle peut en modifier la portée (par exemple Chris Columbus racontant comment John Williams est arrivé dans le projet Home Alone [1990]). Pour la première collaboration entre Spielberg et Williams (Sugarland Express [1974]), c’est l’harmonica de Toots Thielemans qui changea tout.
 


(photo : Travers Jacobs / Lucasfilm Ltd.)


La culture musicale de John Williams est discrète mais profonde. Avec lui, en quelque sorte, le cinéma devient l’opéra d’aujourd’hui. Lorsque pour Jaws (1975) on constate que « la musique peut garder à l’écran un personnage qui n’y est pas », on se dit que c’est exactement ce que fait Richard Wagner dans sa tétralogie. Avec des thèmes précis associés à des états d’âme ou à des personnages, il peut « dire par les sons » en absence des protagonistes à tout moment. Or, que fera John Williams dans Star Wars? Créer 80 ou 90 thèmes comme autant de leitmotivs wagnériens.

Pour bien comprendre, Bouzereau nous fait découvrir des sections de films avec et sans musique. On apprend aussi qu’avant la composition, il y a un montage avec des musiques « temporaires », qui finissent souvent par s’imprimer dans les oreilles des réalisateurs et parfois des compositeurs. Le documentaire nous dit que Williams parvient très bien à s’affranchir de cela, mais on s’amuse tout de même de voir que les musiques temporaires de Star Wars étaient Les Planètes de Holst, le Sacre du printemps de Stravinsky, le 4e mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde (qui n’est pas innocent dans l’arrivée du requin de Jaws) et King Kong [1933]. Or on sait ce que la marche de Star Wars doit aux premiers mouvements des Planètes.

Alors que les accomplissements de John Williams sont renversants et lui valent une reconnaissance mondiale, il est frappant de voir à quel point la création de musiques de film a été vue comme un genre mineur par le milieu classique. Il y eut la période houleuse de Williams à la tête du Boston Pops au début des années 80. Mais aussi la recommandation d’André Previn disant à Williams qu’il avait bien trop de talent et qu’il devrait écrire des symphonies et des concertos. La réponse de John Williams est très belle : « Je ne me suis pas perdu à Hollywood ; je m’y suis trouvé. »

Aujourd’hui John Williams compose des concertos. Il est très sélectif sur son travail de créateur. Le documentaire nous révèle que sa tendresse particulière va au 3e mouvement du Concerto pour violoncelle, au 2e mouvement du 1er Concerto pour violon et à deux extraits de ses musiques de film ; le thème de Yoda et celui d’E.T. Ses musiques qui nous touchent et nous hantent sont innombrables.

Le film de Laurent Bouzereau, nous montre à quel point, traversant toutes les époques, des sagas cinématographiques à Schindler’s List (1993) en passant par les films catastrophe des années 70 et les films historiques d’Oliver Stone, la fontaine musicale qui a jailli de l’esprit de ce créateur aux 54 nominations aux Oscars, tient du phénomène et, de facto, du génie le plus pur.


À écouter : https://www.youtube.com/watch?v=LixG82u6fe4

 

 

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Christophe Huss couvre la musique classique pour Le Devoir depuis 2003. Diplômé en administration des affaires (ESSEC, France), il fut auparavant rédacteur en chef du magazine Répertoire des disques compacts à Paris et vice-président des Cannes Classical Awards. Passionné de radio, de vidéo, de cinéma et de nouvelles technologies, chroniqueur aux côtés de Joël Le Bigot à Radio-Canada, il a été lauréat du Grand Prix du journalisme indépendant de 2016, catégorie « Critique culturelle ».

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Critique publiée le 6 novembre 2024.