DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Murder on the Orient Express (1974)
Sidney Lumet

Douze meurtriers en colère

Par Mathieu Li-Goyette
« Ne savez-vous pas, mon ami, que chacun de nous est un profond mystère, un labyrinthe de désirs, de passions et d’attitudes conflictuelles? Mais oui, c’est vrai. On se forme ses petits jugements… Malheureusement, neuf fois sur dix, on se trompe. » - Hercule Poirot (Le couteau sur la nuque, Agatha Christie, 1933)

Plus homme d’action que la mamie Marple, moins stoïque que Sherlock Holmes, Hercule Poirot est probablement l’enquêteur le plus passionnant qui soit. Proto-Colombo, énervant sur les bords, il possède non seulement une logique implacable, mais une connaissance de l’âme humaine qui révolutionnera le genre du roman policier : chez Agatha Christie, le meurtrier se cache sous une personne distinguée, de préférence d’ascendance noble, et le travail de Poirot, celui qui découvre le suspect toujours avant le lecteur, sera de nous faire comprendre comment un individu en vient au meurtre. Le personnage est donc déjà, par le contexte dans lequel il sera plongé au cours de ses nombreuses histoires, relatif à une société donnée, à des contraintes de rangs et d’Histoire auxquelles peu de ses cousins auront affaire. Une aventure de Poirot, et particulièrement celle qu’aura choisi Sidney Lumet, c’est donc d’abord et avant tout le summum du « whodunit », du « qui a fait quoi » anglais où une série de personnages, tous probablement coupables, seront passés au peigne fin par l’enquêteur avant que ce dernier, ne faisant jamais erreur, ne dévoile au grand jour l’identité de notre meurtrier lors d’un rassemblement fortuit. Voilà pour la littérature. Maintenant, parlons cinéma.

Si Lumet se pencha jadis sur cette histoire, c’est probablement parce qu’elle contenait à elle seule toutes les clés de son cinéma - c’est d’ailleurs pour cette raison que parmi la quarantaine de films connus ou moins connus du cinéaste, on aura, entre autres, choisi celui-ci pour lui rendre un hommage funèbre. La quête de la vérité, la tempête de preuves, de complots, d’alibis et de quiproquos entourant un personnage blanc comme neige, flocon de pureté d’un monde pollué, la présence d’un lieu extrêmement précis dans lequel le héros vagabonde à la recherche de la résolution de son problème (chez Lumet, un problème, presque mathématique, se pose systématiquement), toutes ces caractéristiques, il les tient d’une certaine littérature populaire, d’une démarche artistique non loin de la sienne : produire des oeuvres autour d’un même thème, puis faire disparaître sa griffe derrière la prééminence de ses personnages, toujours plus intéressants que le cinéaste lui-même.

Pour accompagner cette aura, la crème de la crème des fins connaisseurs de mystères est assemblée : Lauren Bacall (la grande dame du film noir), Ingrid Bergman (la grande dame du thriller américain), Anthony Perkins (le tueur de Psycho en personne), Sean Connery (l’agent secret le plus populaire du XXe siècle), puis, enfin, Paul Dehn (scénariste des meilleurs James Bond de son époque). Une équipe d’étoiles que Poirot (incarné par Albert Finney), devra examiner, car peu de temps après le départ de l’Orient Express en provenance d’Afrique et en direction de Calais, un riche homme d’affaires (Richard Widmark) est assassiné de douze coups de couteau. Le train étant pris dans la neige, Poirot a quelques heures pour résoudre une enquête où les indices abondent de manière suspecte. « Il y a anguille sous roche », se dit le petit bonhomme belge à la moustache parfaite.

En effet, alors qu’un jury de douze hommes en colère formait l’ensemble des protagonistes de 12 Angry Men, ici c’est un jury officieux qui s’est formé, un jury de gens dont la vie a été bouleversée par cet homme, kidnappeur et assassin d’une gamine dont la disparition aura provoqué une réaction en chaîne de mortalité dans sa famille et son entourage. Tous reliés à cette famille, les douze assassins seront finalement épargnés par le directeur de la compagnie de train - il agit aux côtés de Poirot comme faire-valoir, Hastings de rechange demandant à l’inspecteur de faire état à haute voix de ses nombreuses déductions. Grâce à l’apport du directeur, les spectateur se fond aisément à la perspective du détective et découvre, grâce aux nombreux témoignages des suspects imagés en flashbacks, une certaine version des faits. Le génie de Lumet repose en ce sens sur un faux mensonge constant. Les retours en arrière ne mentent jamais, mais se contentent plutôt de filmer telle action d’un angle non suspect, puis de couper une autre scène avant l’acte fatidique de façon à ce que les alibis conservent le même béton contre lequel Poirot cogne sans cesse son nez de fouine.

Tout comme la première séquence du film montrant la jeune enfant être enlevée de son manoir, l’ensemble du film - l’idée du « whodunit », au cinéma, s’y sera toujours apparentée - repose sur une relecture de l’événement. Ainsi, si le prologue met en scène les protagonistes du film, l’obscurité des lieux masque leurs visages, les photos d’époque granuleuses masquent les traits les plus reconnaissables pour nous mettre la solution sous les yeux sans jamais la dévoiler. Traîné par Lumet, le spectateur se voit contraint à revoir le cours des événements, à rechercher dans ce minuscule bout de trois minutes à peine le fond d’une vérité, un détail qui lui aurait échappé. Les intérieurs du train sont trop feutrés, les contrejours trop brillants, la lueur du soleil trop luisante. La galerie de suspects comporte trop de vedettes pour qu’ils ne soient que de simples femmes de chambre ou mémés en voyage. Bacall, couteau à la main, ne peut être innocente, tout comme Bergman, enjolivée de son accent suédois, ne peut être qu’une missionnaire.

C’est louche, c’est trop simple, c’est trop demandé que d’inviter au bal masqué cet attirail de visages en leur demandant de jouer les figurants; après tout, ces actrices sont le cinéma. Dans le « trop » du film, le doute surgit. Éclat de surfait, la bourgeoisie toute parfaite défiée par les manières de Poirot perd patience, s’énerve qu’un homme puisse ainsi braver les codes d’une représentation jamais remise en question auparavant. Leurs costumes et leurs manies sont aussi parfaites que le crime collectif. Heureusement, Poirot-Lumet défie, questionne, renie sans cesse la solution la plus facile au profit de la plus difficile. Car non seulement les apparences sont trompeuses, mais il aura aussi compris que l’homme est fait de plus de mensonges que de vérités - surtout ces stars. Lumet l’a compris. L’image trompe. Le cinéma ment. Toujours.
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Critique publiée le 27 avril 2011.