DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Bucket of Blood, A (1959)
Roger Corman

Walter Paisley is born!

Par Olivier Thibodeau

On parle rarement d’une série B en ces termes, mais A Bucket of Blood est une véritable leçon de cinéma. Rien à voir avec l’art raffiné des intellectuels français de la Nouvelle Vague, il s’agit d’une célébration du savoir-faire américain pour l’économie de moyens dans un système de production à deux vitesses presque abandonné depuis, sauf dans quelques rares exceptions (j’évoquais celle de Blumhouse dans une chronique il y a quelques années). Titre culte, notoirement tourné en cinq jours pour 50 000$, il s’agit selon Sight & Sound d’un des meilleurs films de Corman, illustre honneur si l’on considère les 56 réalisations et les 492 productions de ce vénérable cinéaste qui nous a fait découvrir les talents de Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Jonathan Demme, Peter Bogdanovich, Joe Dante, James Cameron, Peter Fonda, Jack Nicholson, Dennis Hopper et, bien sûr, Dick Miller! Vaguement inspiré par Mystery of the Wax Museum (1933), le film constitue pour le réalisateur une première (et délicieuse) incursion dans le monde de la comédie d’horreur, satirisant de manière jouissive l’univers beatnik à travers le récit d’un petit serveur qui devient la coqueluche des artistes bohèmes grâce à ses sculptures de cadavres emplâtrés  «Look at the detail», dira avec admiration sa dulcinée. Petit serveur interprété par Miller qui, pour l’occasion, revêt pour la première fois le nom de Walter Paisley, qu’il portera ensuite dans Hollywood Boulevard (1976) et The Howling (1981) de Joe Dante, puis dans le Chopping Mall (1986) de Jim Wynorski, produit par Julie Corman, la femme de Roger.

Bénéficiant d’une charismatique distribution d’interprètes peu connus (incluant l’hilarant Julian Burton dans le rôle du gourou de l’art moderne Maxwell H. Brock, Ed Nelson et le musicien folk d’origine russe Alex Hassilev), d’un scénario ingénieux qui déborde de dialogues savoureux, d’un chiaroscuro plutôt minutieux, d’une bande sonore jazz super inspirée et de décors particulièrement bien foutus dans les circonstances, le film n’a rien à envier à des productions plus fortunées. C’est même avec une fierté ostentatoire que le réalisateur exhibe ses décors. À preuve : la superbe séquence d’ouverture, où la caméra cadre le princier poète Brock en train de slammer, puis recule pour prendre la mesure du café aux allures de musée qui lui sert d’habitat, où évolue une clientèle de « beatniks sophistiqués », de philosophes intoxiqués, de flics infiltrés, avec un patron au béret, la cigarette à la main, et un serveur niais qui oscille entre les tables en espérant un jour pouvoir s’y asseoir.

Outre le caractère jubilatoire du poème que déclame le grand barbu, qui évoque, entre autres « crème sûre de circonstance » et « biscuits Graham de la création », l’hégémonie suprême de la chose artistique, on constate que toute la séquence est une brillante blague méta. « I will talk to you of Art » entonne d’abord l’homme, comme à l’intention de l’objectif ; ce n’est que plus tard que nous constaterons que c’est au public diégétique qu’il s’adresse, et non à nous. Or, Corman ne nous adresse pas moins la parole par son entremise ; Corman aussi nous parle d’art, de cet art amphigourique que défend Brock — « one of the greatest advances in modern poetry », dira-t-il plus tard, « is the elimination of clarity » — et, en contrepartie, de l’art populaire que constitue le cinéma de genre, dont il offre ici un exemple scintillant en posant ses pions de main de maître, focalisant tranquillement sur le personnage de Walter, qu’on découvre comme un triste larbin, pendu aux lèvres de Brock. Cette tension humoristique entre l’art moderne et l’art « ancien » du cinéma des attractions perdurera d’ailleurs tout au long du film, dans les statues de plâtre au visage horrifié que créera le héros à partir de personnages accidentellement tués, mais aussi dans sa transformation de subalterne coincé à pompeux sculpteur qui boit du vin blanc yougoslave et mange du cheesecake à la papaye vêtu d’un béret et d’un foulard. L’ode expressionniste à la folie de Walter et la poésie opaque des beatkniks se livrent un duel acerbe tout comme les fèves en boîte que réchauffe le protagoniste dans son appartement miteux et les crêpes au germe de blé et de soya badigeonnées de nectar de goyave biologique dont se goinfrent Brock et ses comparses dans leur grande maison de briques.

Le film nous parle surtout de dogmes, et de leurs effets délétères sur l’esprit impressionnable des pauvres gens, sur l’attrait de la gloire et du succès pécunier qui menace d’engouffrer l’âme des plus démuni·e·s. En effet, si Walter tue involontairement ses premiers sujets, comme l’empoté de screwball comedy qu’il est, ce n’est pas le cas de ses derniers, qu’il exécute par mesquinerie égotiste et par soif de gloire. C’est d’ailleurs en psalmodiant les paroles de Brock qu’il se motive à emplâtrer les chairs mortes qu’il laisse dans son sillon, dans une forme de déshumanisation doctrinale de ses victimes. L’évangile de l’Art triomphant devient alors un prétexte pour l’expression décomplexée d’une mesquinerie grandissante motivée par des désirs égoïstes de gloire et d’argent. Ce n’est donc pas simplement pour les caprices nutritifs de ses excentriques personnages que le film semble toujours aussi pertinent aujourd’hui, mais pour son discours sur l’aliénation des masses par des idéaux aveuglants, sur l’objectification des un·e·s pour les besoins des autres, d’une façon littérale ici, qui seule peut rendre justice à l’idée plastique qui sous-tend cette œuvre bénie.

Comme pour toute bonne série B, c’est finalement pour le plaisir qu’on se déplace. Pour le plaisir de voir Dick Miller dans l’un de ses seuls rôles principaux, lui qui jouera toute une ménagerie de zinzins mémorables chez Joe Dante ; pour le scénario liquoreux de Charles B. Griffith, qui coule comme le bon vin yougoslave ; pour la perspicacité intemporelle de la satire ; pour l’efficacité d’un humour pince sans rire issu du vaudeville — Griffith aurait suggéré à Corman de toujours recourir à un registre sérieux, même devant Dead Cat et Murdered Men, les œuvres géniales du simplet qui rêvait d’être artiste, et dont les passions distillent une horreur sournoise qui finit par se perdre dans les recoins sombres de l’expressionnisme. Comme une petite histoire du cinéma américain, bâtie en cinq jours pour le marché du film à rabais, et qui, malgré tout, continue à nous émerveiller 65 ans après sa sortie. Et six mois après le décès de leur vénérable auteur, qui ne mourra jamais tant son legs est immense, tant les bourgeons de ses branches se projettent loin dans le futur, tant son savoir-faire demeure une inspiration pour un cinéma de l’avenir, un cinéma de la décroissance où l’on privilégierait l’efficacité à la démesure des films de genre qui prennent désormais des allures de farces capitalistes, avec leurs super-vedettes en costumes d’Halloween qui courent devant des écrans verts dans des productions à 200 000 000$...
 

*A Bucket of Blood sera projeté vendredi soir le 1er novembre à 19h00 à La Métropolitaine (3333 boul. Crémazie Est) dans le cadre d’un programme double que complète le Dementia 13 (1963) de Francis Ford Coppola.

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Critique publiée le 31 octobre 2024.