DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Red Fever (2024)
Catherine Bainbridge et Neil Diamond

L'Envers des grands mythes

Par Anthony Morin-Hébert

Difficile de ne pas comparer Red Fever à Reel Injun, sorti il y a 15 ans, tant ces films se ressemblent et se complètent l’un l’autre. Coréalisés par Neil Diamond et Catherine Bainbridge, les deux documentaires s’attellent à déconstruire plusieurs des mythes occidentaux qui entourent encore aujourd’hui les identités et cultures autochtones. Vous les connaissez et y croyez même peut-être encore, ne serait-ce qu’en partie : il s’agit du Sauvage sanguinaire, du grand sage indien, du courageux et puissant guerrier, des tribus à l’état de nature… Tandis que son prédécesseur s’était concentré sur le rôle déterminant du cinéma hollywoodien dans la consolidation et la propagation de ces fictions, Red Fever remonte à leurs origines sociohistoriques et élargit son attention pour s’intéresser au milieu de la mode et à celui du sport, à la politique ainsi qu’à notre rapport collectif à la nature. La perspective priorisée se renouvelle elle aussi, car si les deux cinéastes démantèlent toujours les faussetés proliférant dans l’imaginaire populaire, iels s’évertuent surtout à remettre les pendules à l’heure en soulevant des cas d’appropriation culturelle pour mieux révéler l’influence considérable, mais pourtant invisibilisée, des peuples autochtones sur la société occidentale.

La rhétorique déployée pour mener ces projets à bien est la même dans un film comme dans l’autre : s’appuyer sur une impressionnante quantité de documents d’archives, invoquer des faits par une narration en voice over (entreprise par la voix de Neil Diamond), faire appel à une variété d’expert·e·s, aller à la rencontre de membres des Premières Nations, des Métis et des Inuit pour bénéficier de leurs savoirs, en particulier celui des aîné·e·s, et dynamiser l’ensemble par le montage et l’emploi de formats hétéroclites. Les informations coulent à flots, supportées par les images tantôt tragiques, tantôt sublimes qui les corroborent ou les nuancent, tandis que des séquences mettant en scène Diamond ordonnent le récit et permettent au public de souffler. En 2009, le cinéaste cri originaire de Waskaganish, situé en territoire eeyou dans le nord du Québec, nous entraînait dans sa traversée des États-Unis pour sonder l’influence déterminante du cinéma hollywoodien sur l’imaginaire collectif américain — et corollairement, du monde entier — ; cette aventure servait judicieusement de prétexte au déroulement de Reel Injun, elle liait entre elles les différentes parties du film en reprenant la trajectoire du road movie. Les cinéastes tiraient alors profit de l’efficacité narrative de ce type de récit emblématique de l’industrie cinématographique américaine tout en en subvertissant les tenants, dénonçant les torts de cette grande machine à rêver depuis l’intérieur même de structures qui sont les siennes.

L’ingéniosité de ce choix narratif disparaît malheureusement dans Red Fever, qui mise sur la même formule pour capter l’attention du public (ce qui fonctionne assez bien), mais qui la replace dans un contexte où elle perd en pertinence. Cela en raison de son sujet, d’abord — on ne parle plus vraiment du cinéma depuis le cinéma ; la dimension autoréférentielle s’évapore —, et ensuite, surtout, parce qu’on se rend bien vite compte que l’expédition proposée ne tient pas la route. « J’entame un périple à travers l’Amérique du Nord et l’Europe pour dévoiler les mystères enfouis derrière » les stéréotypes accolés aux Autochtones, nous annonce Diamond au début du film. Nous quittons alors sa terre familiale pour arriver à New York, premier arrêt du cinéaste, qu’on nous présente par de jolis plans d’ensemble ; on nous parle du Met Gala et du milieu de la mode, nous rencontrons différent·e·s intervenant·e·s locaux·les, puis allons dans le nord des Grandes Plaines chez la nation Piikani avant de retourner à New York, faisons ensuite un petit détour par Iqaluit et Igloolik et passons par Toronto, le territoire najavo, le Kansas, l’Oklahoma, le Kansas, le territoire navajo… Bref, l’itinéraire est sans queue ni tête, et rapidement des intervenant·e·s séparé·e·s par des centaines ou milliers de kilomètres sont rapproché·e·s par la magie du montage et s’entremêlent sans aucun égard pour la logique narrative qui nous avait initialement été proposée. La vraisemblance du récit finit par éclater lorsqu’on prend enfin l’avion pour entamer le voyage européen qui ne consiste finalement qu’en un unique arrêt sur Paris, l’occasion de capter quelques grands plans de monuments français, de notre guide se baladant sur de vieux pavés, de badauds assis à un café… et puis c’est tout. Concrètement, cet arrêt outre-mer apparaît comme une excuse servant à amplifier la portée du projet et à prodiguer des images lorsqu’on nous parle de l’impact qu’a eu la politique autochtone traditionnelle auprès des philosophes français des Lumières. L’impression qu’on nous a menti s’impose dès qu’on s’attarde un tant soit peu à ce récit de voyage fantoche, faisant vaciller la confiance que nous voulons bien accorder à la teneur documentaire du film, qui elle est très bien conçue.



:: Le célèbre athlète Wa-Tho-Huk, mieux connu sous le nom de Jim Thorpe [Rezolution Pictures]


Car malgré sa structure décevante,
Red Fever se révèle efficace dans sa capacité à renverser des mythes presque universellement considérés comme des vérités. Pourquoi soupçonner que le football américain n’existerait pas sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui sans l’audace de jeunes pensionnaires autochtones ? Que les notions d’égalité prônées par les Lumières françaises, et plus encore l’égalité des sexes, viennent des peuples haudenosaunee qui les défendent depuis des siècles ? Là encore, les deux cinéastes réussissent à s’emparer du pouvoir attribué à des codes cinématographiques peaufinés par la culture occidentale, cette fois ceux du documentaire. Pensons aux « têtes parlantes », auxquelles le public fait normalement confiance en vertu de leur expertise institutionnalisée (scientifiques, chercheur·euse·s, professeur·e·s et autres spécialistes), qui sont ici, parfois, des détenteur·rice·s du savoir qui partagent des histoires transmises de génération en génération par leur famille ou leur communauté. Dans un contexte différent, leur parole serait possiblement décrédibilisée par l’obsession occidentale à tout scientificiser et justifier par des protocoles privilégiant les preuves tangibles et mesurables, mais le contrat spectatoriel vient contrecarrer cette posture. Les modes de transmission comme l’oralité et les motifs sur textiles sont présentés comme égaux aux sources institutionnalisées qu’elles côtoient, c’est par eux que l’on comprend par exemple en quoi la copie éhontée d’un parka sacré inuit perpétrée par un designer anglais représente un véritable sacrilège.

Malgré la délicatesse des sujets abordés, le film ne sombre jamais dans un pessimisme réprobateur qui pourrait rebuter les Allochtones trop sensibles, contribuant à son accessibilité sans pourtant excuser les erreurs qu’il dénonce. Plutôt, c’est l’humour qui donne le ton, et par conséquent les passages plus solennels où sont abordés des événements tragiques de l’histoire donnent souvent suite à des pointes bien envoyées ou à de savoureux moments d’autodérision qui en facilitent la réception. Ainsi une absurde séquence animée rassemblant plusieurs cas d’appropriation culturelle commis par Ralph Lauren au fil des décennies, sur fond ringard du drapeau américain et rythmée par la musique patriotique des Village People entonnant « Go West! » ; ou encore des photomontages de Neil Diamond affublé de ridicules accoutrements. Une fois la tension renversée par ces plaisanteries, les moments de douce réparation qui prennent soin de partager la vraie richesse des cultures autochtones peuvent mieux rayonner. Un positionnement qui ne fera pas l’unanimité auprès des personnes autochtones priorisant, légitimement, une posture plus sérieuse face aux enjeux coloniaux, mais qui reste fidèle au réalisateur qui admet être amusé, voire flatté par les cas d’appropriation qu’il considère souvent comme le résultat de maladresses pleines de bonne volonté.



[Rezolution Pictures]


Red Fever
est certes moins réussi que son prédécesseur du point de vue «cinématographique», il constitue un excellent document didactique qui a tout pour créer une différence concrète auprès du grand public. Quand on sait le franc succès qu’a remporté Reel Injun, utilisé à l’école comme matériel pédagogique et que ses créateur·rice·s ont amené en tournée partout dans le monde durant plus d’une décennie, on comprend mieux pourquoi Catherine Bainbridge et Neil Diamond se sont évertué·e·s à rendre leur dernier long métrage aussi ludique et accessible. Leur pari n’a pas été celui de proposer une œuvre artistiquement transcendante, mais bien un documentaire attachant qui invite à l’ouverture et à l’introspection pour les un·e·s, à la célébration et la fierté pour les autres. On ne peut que déplorer que le film ne soit pas plus long et moins condensé, mais il est difficile de le reprocher aux cinéastes lorsqu’on connaît les difficultés de financement et le manque d’accès aux ressources que rencontrent trop souvent les projets filmiques autochtones. Il faut plutôt excuser ce trop-plein d’informations qui laisse entrevoir l’impressionnante quantité de faits accumulés par le travail de recherche et l’ampleur des efforts qu’il reste à déployer pour que les Autochtones d’Amérique du Nord puissent occuper la place qui leur revient. Heureusement, le cinéma est là ; espérons que le public répondra encore à l’appel.


Reel Injun 
est disponible gratuitement sur le site de CBC GEM.

 

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Critique publiée le 15 août 2024.