DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Une chaise pour un ange (2014)
Raymond St-Jean

Emprunter la lumière

Par Mathieu Li-Goyette
Un fossé semble séparer le film sur l’art du film d’art. Associé aux documentaires télévisuels, le film sur l’art empile têtes parlantes et voix-off dans une succession montée didactiquement et rythmée par des extraits performatifs ou démonstratifs. Sous ses atours discrets, on dirait de lui qu’il n’a d’intéressant que son sujet souverain – sauf chez Carlos Saura, sauf chez Wim Wenders et sauf ici. Ici, la précision désintéressée des Shakers inspire au cinéaste Raymond St-Jean la création d’une véritable chapelle de mouvements et de chants. C’est-à-dire que la logique esthétique à l’œuvre dans Une chaise pour un ange rend aux Shakers l’épure non-usinée de leur art, de leurs meubles qui inspirèrent l’école danoise, de leur architecture pratico-coloniale et de leurs chants a cappella, monodiques, accompagnés par les résonances du plancher battu des pieds.

Cette épure n’a rien d’évident, car il ne s’agit pas d’une réduction de forcené, mais bien d’une quête de la beauté trouvée dans le simple et l’utile ou plutôt, de la quête d’une transcendance dans le pratique ; puisque toute création shaker, musicale ou mobilière, doit répondre à des impératifs pragmatiques d’ergonomie et d’harmonie, il n’y a qu’un pas facile à faire entre la pureté et la dureté. Mais grâce à ses longs travellings, à sa direction photo légèrement saturée, qui demeure toujours au service de la lumière et de ses ondoiements dans ces univers de bois, le cinéaste échappe à l’inflexibilité si caractéristique du genre et d’une certaine image des Shakers. Il réussit doublement le pari de rendre hommage à leur art et, en parallèle, à présenter le travail de la troupe du chorégraphe finlandais Tero Saarinen dont la pièce Borrowed Light est une ode au culte en voie de disparition.

Une chaise pour un ange n’est jamais ennuyeux, jamais inaccessible, mais bien toujours au plus près des quelques Shakers encore fidèles (il n’en reste que trois). Épaulée par le commentaire du chorégraphe qui renchérit à la fois les images performatives et les images muséales, la narration crée des ponts entre les différents registres sans les accrochages d’usage. La diction du montage est éloquente et la mise en scène d’un respect remarquable à l’endroit des performances. Jamais coupées dans leurs élans, elles donnent à St-Jean certains de ses plus beaux mouvements de caméra, notamment par un choix précis de cadrages qui ne cherchent pas à découper les corps, mais bien à en épouser les fougues.

Magnifique parce qu’il semble comprendre aussi bien le cinéma que la danse, Une chaise pour un ange ne développe cependant aucun axiome véritablement culturel. Réfléchi comme un traité d’esthétique, la culture Shaker y est comme présentée en aplat, reluisante de verni, sans trop se soucier de leur disparition prochaine et sans incorporer au discours cette inévitable observation sur la fin d’un style de vie tout entier tourné vers le partage, l’économie de moyens et la quête d’un « paradis terrestre » à construire, jamais à attendre ni à atteindre. Récupérée et repensée totalement pour le monde moderne, cette philosophie est aujourd’hui reprise par les communautés autogérées, par les écovillages, par le quartier Christiana de Copenhague. Toutes autant de tentatives d’établir des styles de vie alternatifs à une époque qui se borne à les refuser et, lentement, les démonter. D’une certaine façon, en ne soulignant que la réinterprétation symbolique et stylistique du travail de Saarinen, St-Jean oublie les utopies mises en cause et fait de leur disparition un agrément de préciosité davantage qu’un enjeu.

À cet égard, Une chaise pour un ange nous apparaît comme le film de l'extinction d’une culture toute entière dont on préparerait implicitement l’embaumement, puis la muséification. La danse de Borrowed Light vient donner présence et mouvement à des mœurs et des traditions qui n’ont plus lieu. Mais la caméra d'Une chaise pour un ange, elle, vient inscrire l'absence et l'abandon des lieux comme la libération d'un espace où les artistes (ébénistes, musiciens, danseurs) peuvent s'introduire, se glisser dans les plis de cette culture qui n'est pas la leur. La caméra les accompagne, participe à redessiner un espace où le religieux est déganté pour y découvrir le geste artistique, celui qui, à force de temps et de patience, parviendra à réchauffer de nouveau les vieux planchers tricentenaires de la communauté, à lui emprunter, le temps d'une performance ou d'un film, un peu de sa lumière.
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Critique publiée le 6 mars 2015.