DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
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Tetsuo: The Iron Man (1989)
Shin'ya Tsukamoto

Brave New Flesh

Par Olivier Thibodeau

Le réalisateur Shin’ya Tsukamoto perfectionnait son art depuis l’adolescence lorsqu’il a produit son indélébile classique Tetsuo: The Iron Man, qui allait souiller pour toujours l’imaginaire cinématographique mondial. Furoncle métallique sur la joue immaculée d’un cinéma d’anticipation qui représente trop souvent l’aliénation par l’asepsie. Film sale, sombre, chaotique, doté d’une énergie maniaque, distinctement humaine malgré l’intrusion du métal, qu’il brandit en porte-à-faux du formalisme machinique d’une science-fiction romanesque héritée de Wells ou d’Orwell. Tout cela dans le sillon du maître Cronenberg, chez qui la façade proprette du monde bourgeois est salie par l’expression bordélique de nos pulsions viscérales. Œuvre hyper-cronenbergienne en fait, qui concrétise de manière virtuose, et vertigineuse, l’idée de la « nouvelle chair » abordée dans Videodrome (1983), source d’inspiration dont Tetsuo s’abreuve allègrement. Mais là où le Baron of Blood conservait toujours une part d’intellectualisme, Tsukamoto se révèle ici comme un cinéaste de la sensation pure, de l’anxiété incarnée, dans un film qui se consomme comme une longue ligne de coke dans les toilettes d’un show punk.

Le premier plan rappelle étrangement un documentaire direct où un homme, présumément un ouvrier, se promène dans un paysage industriel quelconque sous l’œil d’une caméra qui lui emboîte le pas. Le noir et blanc granuleux donne un aspect intemporel aux images, et ça fonctionne parfaitement. On se retrouve dans une réalité historique qui perdure et s’accentue : l’accablement de l’être humain par l’industrie ; c’est la seule dose de réalisme qui nous sera offerte et c’est la seule dose de réalisme qu’il nous faut pour comprendre l’univers diégétique, où l’affliction industrielle devient virale. On pénètre ensuite dans une pièce fermée où les pieds de l’homme se posent sur le sol, où s’écrase le ballot qu’il transportait, révélant une longue tige de métal striée avec laquelle il tentera bientôt de fusionner. Puis, la folie commence. La caméra s’abandonne à l’énumération névrotique des objets métalliques qui encombrent la pièce et à surprendre du coin de l’œil le rituel de l’homme, qui s’entaille la jambe pour y glisser la tige, non sans l’avoir précédemment fait grincer contre ses dents, dans un leitmotiv qui deviendra typique du réalisateur. Des découpes de coureurs olympiques sont plaquées partout sur les objets, engraissant l’allégorie de la posthumanité véhiculée par ce personnage, identifié au générique comme un « fétichiste du métal » (Tsukamoto), et qui deviendra encore bien plus à la fin du récit. Mais l’allégorie n’est rien sans la sensation que procurent l’assaut sensoriel du montage et le tournis provoqué par un objectif turbulent, la perversion esthétique pourvue par la troublante plastique du film (signée par le réalisateur lui-même) et la bande sonore industrielle grinçante produite par feu Chū Ishikawa, dont le concours interroge les limites de la perception humaine.

Puis l’affliction devient virale, permettant au film d’entremêler plus à fond l’iconographie cyberpunk avec celle de l’horreur corporelle. Le fétichiste du métal est percuté par la berline d’un employé de bureau (Tomorowo Taguchi), et dans un plan virevoltant sur une chanson jazzée à la Googie René tout droit sortie de chez John Waters, les mots NEW WORLD apparaissent à l’écran. Le nouveau monde (l’infection) débute. L’employé de bureau commence à se transformer en cyborg bubonique ; il se fait traquer par une mijaurée dans le métro (Nobu Kanaoka) qui astique son bras recouvert de pseudopodes métalliques ; il tue involontairement sa copine avec son pénis de métal rotatif puis embrasse son cadavre avec sa langue d’acier filetée ; il fusionne avec son robinet, puis provoque la fusion avec le fétichiste percuté, dont la conscience ricanante reparaît tout au long du film, et qui s’engage finalement avec le héros dans une longue bataille digne des kaijus (de taille ordinaire), qui se termine par un amalgame monstrueux qui laisse présager la destruction de Tokyo. C’est du moins ce que l’on retire du récit diffus que se déploie devant nos yeux et qui, malgré l’absence tangible de dialogues, semble toujours étrangement lisible tant la narration se situe au niveau des tripes, tant l’état d’esprit des personnages demeure constamment intelligible d’un point de vue sensible.
 


:: Tomorô Taguchi [F2 / Japan Home Video / et al.]


Reprenant le style expérimental qui caractérisait sa production au sein du groupe Kaiju Shiata, particulièrement celui de
The Phantom of Regular Size (1986, dont Tetsuo constitue un remake), il raffine énormément sa plastique, usant en outre d’un noir et blanc étrangement incantatoire, granuleux (sur support 16 mm gonflé en 35 mm) qui évoque à la fois le métal et les créatures spectrales des yūrei eiga classiques. Il affute ainsi la puissance synergique de son travail, qui propose désormais une iconographie tout aussi posthumaine (du moins postintellectuelle) que l’expérience cinématographique proposée par le film. En effet, si la mise en scène nous assaille et interroge constamment les limites de nos sens, il en est de même pour les personnages, qui sont constamment déshumanisés, fragmentés par le cadre, assortis de plans subjectifs vidéo, dansant frénétiquement dans des paysages industriels hostiles, effectuant des courses ahurissantes au mouvement saccadé (gracieuseté d’un usage brillant de l’animation en volume), assimilés au métal tout autant dans le montage que dans la plastique rocambolesque du film et les décors urbains oppressants dont ils sont prisonniers. Car il se cache également ici une réflexion sur la haine de la ville qu’entretenait le réalisateur, qui la représente à l’écran comme une force tyrannique, associée à la production industrielle et à l’aliénation quotidienne.

De l’époque de Kaiju Shiata, Tsukamoto reprend également son association avec Kei Fujiwara, figure intrigante du cinéma mondial et personne clé de la production, à la fois derrière et devant la caméra. Actrice dans le film de science-fiction canadien The Neptune Factor (1973) avec Ben Gazzara et Ernest Borgnine (!), future réalisatrice du perturbant Organ (1996), Fujiwara a prêté son propre appartement pour le tournage. Elle interprète surtout la copine du protagoniste, dans un rôle à la fois ingrat et essentiel, mais beaucoup plus complexe que son équivalent dans Phantom, celui du contrepoids humain, naturel, au robotisme grandissant de l’employé de bureau : la femme érotomane qui sert à stimuler son désir animal et à pâtir de son devenir-machine sexuelle. C’est la « vraie » chair opposée à la « nouvelle » chair du héros.

Violemment dynamique, d’un esthétisme horrifique finement travaillé, et bourré d’angoisses psychosexuelles, Tetsuo est un cauchemar et une merveille à la fois. C’est la signature incandescente d’un cinéaste immense qui, malgré une illustre carrière remplie de points forts comme Tokyo Fist (1995), Bullet Ballet (1998) et A Snake of June (2002), dotés de scénario parfois énormément plus complexes (Vital, 2004), n’atteindrait jamais la force brute de cette œuvre matricielle, dont l’ADN se retrouve partout ailleurs dans son cinéma. Tetsuo, c’est un film dont je m’étais procuré le DVD sur un site louche quand j’étais encore adolescent, et que je montrais systématiquement à quiconque ne l’avait jamais vu. Un film que je compte aujourd’hui introduire à encore plus de gens tant il incombe de reconnaître et de s’incliner devant sa puissance transgressive. Celle d’une œuvre qui, avec les thèmes classiques de la science-fiction, crée un concentré d’anxiété pure, pousse à fond l’iconographie de l’horreur corporelle, et offre même une variation ludique sur les kaiju eiga, constituant en outre l’un des faîtes du cinéma cyberpunk (avec le mésestimé Hardware [1990] de Richard Stanley), se révélant comme un incontournable pour les amateur·ice·s de tous les genres qu’il amalgame, et qui, comme la créature monstrueuse de la fin, est issue d’un amour qui a le potentiel de détruire le monde.

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Critique publiée le 16 juillet 2024.