DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Soleils Atikamekw (2023)
Chloé Leriche

Le mépris à tous les temps

Par Mathieu Li-Goyette

« Le 26 juin 1977, cinq Atikamekw décèdent. Ce film est librement inspiré des souvenirs, rêves et impressions des proches de victimes. » L’incipit des Soleils Atikamekw de Chloé Leriche annonce d’emblée l’originalité de son projet aux pourtours oniriques et au centre sordide. L’injustice qui frappe la communauté de Manawan, encore privée d’une forme de satisfaction judiciaire cinquante ans après ces disparitions suspectes, côtoie le projet de mise en scène de la cinéaste, certainement l’une des entreprises de fiction les plus intéressantes du cinéma québécois des dernières années.

« Entreprise » n’est pas le meilleur terme, avec ses connotations capitalistes et profitables, mais il dit l’amplitude du projet qui n’a rien de la fiction habituelle imaginée comme un projet personnel. Le film de Leriche (Avant les rues, 2016) est bien plus large, il s’entreprend comme une démarche au long cours, qui a débuté lorsque la cinéaste travaillait comme formatrice avec le Wapikoni mobile au tout début de l’organisme, qui fête cette année son 20e anniversaire. À titre d’artiste allochtone, la réalisatrice propose ici une approche d’une sincérité et d’une délicatesse bonnes pour contredire le cynisme ambiant provoqué par le fonctionnarisme des enjeux EDI (« équité-diversité-inclusion »), ceux qu’on rabâche dès qu’il est question de politiques culturelles, redonnant du gaz aux vieux arguments (« Ça devrait être la qualité avant tout ») comme aux nouveaux (« Il faut absolument appartenir à une communauté culturelle pour avoir une opinion sur une représentation de celle-ci »). Le film de Leriche résout les deux paradoxes d’un même geste brillant : oui, il est possible de s’exprimer sur la condition autochtone tout en ne l’étant pas, par un geste d’alliance, d’allyship ; et oui, il est possible de faire une grande œuvre en s’inscrivant dans ces contextes d’inclusion « forcée » qu’on condamne trop facilement dans une sorte de posture bourgeoise gardienne des notions d’esthétique. Soleils Atikamekw échappe à tous ces pièges sans non plus s’en vanter, sans pavaner, car Leriche sait justement que cette histoire ne lui appartient pas, qu’il n’y a pas d’exploit artistique à s’approprier sinon que son film se fait le porte-voix des « souvenirs, rêves et impressions des proches de victimes ». A posteriori, on pourrait même dire que son film réussit là où Killers of the Flower Moon (2023) échouait, alors qu’elle refuse de faire de l’exercice de son empathie le lieu d’une quelconque forme de performativité éthique — peut-être le dernier retranchement de la capitalisation des violences coloniales.

Car cette passation de la parole qu’effectue le premier carton du film de Leriche est à l’image de ce qui va suivre, lorsqu’on retrouve ces proches des victimes en train de partager leurs souvenirs, au présent, à la caméra. L’approche documentaire est frontale, sans fioriture, montrant une captation qui, avant même de nous présenter sa fictionnalisation, empêche la fiction elle-même de s’établir totalement en ces terres cinématographiques. Le récit que nous nous apprêtons à voir est moins une histoire qu’un crime irrésolu, énième agression coloniale à l’endroit des Premières Nations — difficile d’ailleurs de ne pas rappeler que la victime du dernier drame à avoir choqué la province, Joyce Echaquan Dubé, était aussi originaire de Manawan.

C’est cette insolvabilité rageante que la trame sonore maintient au fil du métrage, alors qu’une voix off documentaire revient ponctuellement sur les événements et les images qui servent à leur faire prendre vie. Ainsi les interprètes sont à la fois acteur·rice·s et représentant·e·s d’un passé aux douleurs béantes, déplaçant les enjeux de la narration de l’immédiateté d’un drame vécu vers ceux d’une mémoire collective amnésique, d’une manière cinématographiquement brillante qui fait exister le film de Leriche à mi-chemin entre Les Ordres de Brault (1974) et le Silence des fusils d’Arthur Lamothe (1996). La mise en récit des faits documentés (car une part importante du film est basée sur les procès-verbaux des interrogatoires de cette enquête bâclée) participe alors à ne pas faire reposer la responsabilité de mémoire sur l’efficacité de la mise en images, mais plutôt de faire de ces dernières l’ouvroir d’une conscientisation plus large. Ça ne veut pas dire non plus que Soleils Atikamekw ne porte pas attention à son époque (un 1977 reconstitué avec beaucoup d’adresse malgré les moyens), ni que son tissu dramatique est expédié (tout le monde joue parfaitement un scénario à la fois sensible et humain) ou qu’il s’agit d’un film foncièrement dichotomique où tous les autochtones sont des victimes et tous les allochtones des bourreaux.


[Les Films de l'autre]

Au contraire la cinéaste parvient à maintenir la teneur politique de son projet sans céder aux facilités qui sont souvent l’apanage d’un cinéma des exploité·e·s où la détresse se réduit à une tonalité dramatique. L’autrice parvient plutôt à dynamiter les tics de ce type de structure fonctionnant autour de portraits psychologiques clairement définis et d’une courbe d’apprentissage héroïque détaillée. Soleils Atikamekw ne présente ainsi aucun héros ou héroïne solitaire venue défendre les intérêts de la nation. Nous voyons différents types de profil, dans un angle panoramique qui ne s’avance ni ne se recule, demeurant à égale distance face à l’ensemble d’une communauté meurtrie où, tour à tour, les proches des familles et les figures de leadership sont montrés en train de vivre et de résister.

En décentralisant la notion d’héroïsme, Soleils Atikamekw ouvre sur une narration collective où viennent parfaitement s’inscrire les rêves des proches des victimes que nous avait annoncé le carton de l'introduction. À travers des scènes nocturnes, brumeuses et nimbées d’une aura de mystère, le film décolle de toute forme de réalisme social pour aller voir dans les rêves et les cauchemars d’une nation jusqu’où peut s’enraciner le trauma de la perte et de l’indifférence. À l’opposé, le jour montre ce soleil qui nous surplombe dès le titre, comme un astre égalisateur qui pourvoit une lumière blanche, presque grise, n’ayant rien d’un air de vacances ni de la lumière dorée, presque violacée, des couchers de soleil boréals. Sa lumière aveuglante, qui tantôt met les protagonistes à la merci du mépris colonial et tantôt provoque des reflets qui pénètrent les maisons, vient rattacher les personnages à un destin communal auquel ils ne semblent pouvoir échapper. Tout·e·s sont éclairé·e·s par la même lumière, la même condition d’existence qui les ramène à un environnement placé en témoin silencieux et solitaire des événements.

Ainsi quand les deux Blancs qui ont causé la mort des cinq Atikamekws s’éloignent du rivage où ils ont laissé s’enfoncer la camionnette de la mort dans le fond du lac, ils marchent tranquillement, l’air de rien, jusqu’à un champ de débardage où s’entassent des milliers de troncs coupés, bien cordés. La transition au montage est brutale, sans pitié, faisant le parallèle entre la désinvolture des criminels et les arbres placés en figures génocidées. Le film de Leriche cumule ce genre de transitions, de plaquages, comme lorsqu’il fait vrombir sur sa bande sonore un grésillement incessant venant lier les scènes post-mortem du crime, tressant la succession d’événements dans une consécution de négligences haineuses. Ces différentes tactiques mises en œuvre par la cinéaste participent à un effet d’accordéon, alternant entre un rapprochement anxiogène du drame humain et une prise de hauteur nécessaire à une historicisation qui tire le film jusqu’à la surface d’aujourd’hui. À la fois la violence abominable d’un événement particulier et la violence administrative de l’assujettissement, ou comment aller du particulier au général en retournant ensuite au particulier pour mieux comprendre que si les Atikamekw ne peuvent toujours pas échapper à leur condition coloniale c’est parce qu’à notre tour nous ne pouvons toujours pas nous en soustraire.

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Critique publiée le 14 mai 2024.